CNRS LE JOURNAL, OCTOBRE 2019
Bien que ces substances chimiques restent encore très largement fabriquées à partir d’hydrocarbures fossiles, des voies de synthèses alternatives reposant sur l’utilisation de la biomasse commencent à émerger. Une tendance qui augure de nouvelles perspectives d’application.
Si la notion de composés aromatiques a de quoi laisser dubitatifs la plupart des consommateurs, ces substances chimiques sont pourtant omniprésentes dans notre vie quotidienne. Employées comme solvants pour la formulation de peintures et de vernis, elles servent également à l’élaboration de nombreux produits phytosanitaires, de polymères divers et variés ou de parfums et d’arômes pour les secteurs des cosmétiques et de l’agroalimentaire. Le benzène, le toluène et les xylènes sont les trois composés aromatiques de base majoritairement employés par l’industrie. Leur production, issue pour l’essentiel de sous-produits de l’exploitation pétrolière et gazière, avoisine les 100 millions de tonnes par an, dont la moitié rien que pour le benzène.
Véritables briques de base de la pétrochimie à partir desquelles sont élaborées nombre d’applications, ces composés aromatiques contribuent par ailleurs à accroître les performances techniques des matériaux. « L’incorporation de certains composés aromatiques dans les polymères permet par exemple de renforcer leur rigidité, d’augmenter la température à laquelle ils vont commencer à fondre et plus généralement de modifier leurs caractéristiques physico-chimiques », illustre François Jérôme, chimiste à l’Institut de chimie des milieux et des matériaux de Poitiers¹ (IC2MP) où il étudie les voies de synthèse durables des composés aromatiques à partir de la biomasse.
En quête de nouvelles fonctionnalités
Car à l’instar des hydrocarbures provenant entre autres de la lente décomposition de plantes dans les profondeurs géologiques de la Terre, les végétaux présents à la surface de notre planète regorgent de composés aromatiques. D’un point de vue chimique, la lignine, qui forme l’un des principaux constituants du bois avec la cellulose et l’hémicellulose, est ainsi majoritairement constituée par un assemblage de composés aromatiques. Mais alors que les réserves de gaz et de pétrole sont inexorablement amenées à se réduire, il est illusoire d’espérer substituer les composés aromatiques issus de ces hydrocarbures par des molécules similaires tirées de la biomasse. « Le coût de production reste un verrou essentiel car un industriel ne peut se permettre de fabriquer un produit à partir de ressources renouvelables si celui-ci est trois fois plus cher que le même produit tiré du pétrole comme c’est souvent le cas aujourd’hui », constate Yannick Pouilloux, chimiste à l’IC2MP dont il est également le directeur.
Pour contourner cet obstacle majeur, son laboratoire mise sur une autre stratégie : façonner des composés aromatiques à partir de la biomasse dont les fonctionnalités chimiques diffèrent de celles des composés aromatiques pétrosourcés. Pour cela, les chercheurs commencent par extraire les molécules de sucre contenues dans la biomasse végétale. Il s’agit ensuite de coupler une réaction de déshydratation de ces sucres avec une réaction de Diels-Alder, consistant à faire fusionner deux molécules entre elles, pour obtenir un composé aromatique d’origine naturelle.
Tendre vers une synthèse durable
La démarche des scientifiques de l’IC2MP va toutefois bien au-delà de la mise en application des recommandations de la chimie verte² qui se contente le plus souvent d’optimiser les réactions chimiques existantes. « L’une des clés du développement de la filière des composés aromatiques issus de la biomasse repose sur sa capacité à faire preuve de durabilité, les consommateurs étant désormais très sensibles à ce type de préoccupations », assure François Jérôme. Le chercheur et son équipe procèdent pour cela à une analyse complète du cycle de vie des composés biosourcés en lien avec des industriels et d’autres laboratoires du CNRS. Ces collaborations visent à mieux prendre en compte tout un ensemble de paramètres le plus en amont possible de la chaîne de valeur : source d’approvisionnement de la biomasse végétale, impact sur la déforestation, contribution de l’utilisation de la ressource au développement sociétal, etc.
Durant la transformation proprement dite, les chimistes veillent ensuite à ce que le procédé choisi libère un minimum de CO2 tout en consommant le strict nécessaire d’eau et d’énergie. « Une fois le produit biosourcé arrivé en fin de vie, il faut également s’assurer qu’il peut être recyclé afin d’envisager sa réutilisation et dans le cas contraire, faire en sorte que sa dégradation dans l’environnement ne porte pas atteinte aux milieux naturels », complète François Jérôme. Ces préceptes d’une chimie durable particulièrement exigeante sont ceux qui guident la collaboration initiée en mai dernier avec le groupe Solvay, l’un des leaders mondiaux de l’industrie chimique. Dans le cadre de ce partenariat international, l’IC2MP est devenu officiellement le site miroir de l’Eco-Efficient Products and Processes Laboratory (E2P2L), une unité mixe internationale créée à Shanghai en 2011 par Solvay et le CNRS.
Renforcer une collaboration prometteuse
« Cette nouvelle passerelle qui vient formaliser un partenariat scientifique déjà bien établi offre l’opportunité de renforcer nos liens avec l’IC2MP en favorisant notamment les échanges d’étudiants, de doctorants et de chercheurs entre notre site de Shanghai et celui de Poitiers », se félicite Philippe Marion, un expert de la branche recherche et innovation du groupe Solvay.
Cela fait déjà plusieurs années que l’IC2MP et l’E2P2L associent leurs savoir-faire respectifs, en matière de catalyse pour le premier et de modélisation des réactions chimiques pour le second, autour de projets scientifiques communs. Le dernier résultat issu de cette collaboration concerne la synthèse d’une diamine aromatique biosourcée. En partant du furfural, un composé chimique peu coûteux produit à partir de déchets de biomasse végétale, les chercheurs sont parvenus à concevoir cette molécule indispensable à la chimie des polymères grâce à une méthode qui ne rejette que de l’eau.
Ces travaux ont d’ailleurs fait l’objet d’une publication remarquée dans la revueAngewandte Chemie International Edition³. « Outre la synthèse d’une diamine aromatique biosourcée, cette étude démontre la possibilité de fixer de manière sélective des fonctions chimiques sur certaines positions d’un noyau aromatique », souligne François Jérôme. L’innovation en question pourrait par exemple servir à fabriquer des polymères disposant de propriétés intéressantes pour le secteur de l’électronique nomade. Au-delà du gain financier associé à ce procédé de fabrication très sélectif, l’utilisation d’une ressource renouvelable est un argument qui séduit de plus en plus d’industriels dès lors que les performances sont au rendez-vous.
Des initiatives qui se multiplient
Face à des entreprises et des consommateurs toujours plus nombreux à plébisciter des produits d’origine naturelle et durable, des initiatives destinées à produire à grande échelle des composés aromatiques biosourcés émergent déjà. C’est par exemple le cas de la société Anellotech, qui prévoit d’installer au Texas une première bioraffinerie de composés aromatiques d’ici fin 2020. L’ambition de cette usine pilote : transformer 500 tonnes de bois sec par jour pour produire chaque année l’équivalent de 40 000 tonnes de produits aromatiques parmi lesquels du benzène, du toluène et des xylènes.
D’autres projets se focalisent quant à eux sur la déconstruction de la lignine. C’est notamment le cas de travaux menés par des chercheurs de la Katholieke Universiteit de Leuven (anciennement Université catholique de Louvain, ndlr.) en Belgique, à partir de procédés empruntés à la pétrochimie. Au fil des étapes de déconstruction, ils entendent obtenir des composés relativement simples, comme le phénol qui constitue un intermédiaire important pour la synthèse de nombreux produits pharmaceutiques.
À l’heure où une myriade d’autres initiatives de ce genre, visant à revenir à des structures aromatiques plus ou moins complexes, émergent un peu partout à travers le monde, les chimistes de la collaboration IC2MP/Solvay misent sur une tout autre voie de valorisation des composés aromatiques biosourcés, comme le rappelle de façon pragmatique Philippe Marion : « la stratégie consistant à s’appuyer sur les spécificités des composés aromatiques d’origine naturelle pour faire émerger de nouvelles fonctionnalités chimiques à forte valeur ajoutée semble la plus viable à court terme d’un point de vue économique. »
Notes :
- Unité CNRS/Université de Poitiers.
- Le concept de chimie verte a été introduit en 1998 par les chimistes américains Paul Anastas et John C. Warner. Il repose sur 12 principes détaillant la meilleure manière de fabriquer un produit chimique tout en limitant les rejets toxiques et la consommation énergétique.
- « Synthesis of Renewable Meta-Xylylenediamine from Biomass-Derived Furfural », I. Scodeller, S. Mansouri, D. Morvan et al., Angewandte Chemie International Edition, 57(33), 10510-10514, avril 2018.
Photo 1 : Nervures d’une feuille après digestion de la cellulose dans la litière. Il ne reste que les nervures de lignine. © S. Vitzthum / Biosphoto
Photo 2 : Les composés aromatiques peuvent être extraits de la biomasse, dont le bois. © S. Audras / REA
Photo 3 : Prélèvement d’une solution ayant permis d’extraire différents composés d’intérêt contenus dans des déchets de biomasse. © E. Nau / CNRS-IC2MP
Photo 4 : L’usine pilote T-Cat8® à Silsbee au Texas, où Anellotech et ses partenaires vont transformer le bois en hydrocarbures. © Anellotech