POP’SCIENCES MAG N°6, JUIN 2020
Couvrant près des trois quarts du globe, les océans sont tout autant indispensables au maintien de la vie sur Terre et à la régulation du climat qu’au développement du commerce mondial et à l’expression de la souveraineté des États côtiers. Avec le découpage juridique de l’océan mondial, qui n’a fait que s’intensifier depuis la seconde moitié du XXe siècle, concilier ces enjeux contradictoires s’avère de plus en plus délicat.
À l’ère de la mondialisation à tous crins, l’océan est devenu un espace éminemment stratégique. Plaque tournante de l’économie globalisée par laquelle transite la plupart de nos marchandises, cette vaste étendue liquide est plus que jamais sous la menace des activités humaines : surexploitation des ressources naturelles, réchauffement climatique, explosion du trafic maritime international et pollutions en tout genre viennent perturber le fonctionnement des écosystèmes marins. Malgré les pressions toujours plus fortes qui s’exercent sur l’océan, sa protection ne reste encore qu’un vœu pieux. « Bien que la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) impose aux 168 États signataires de protéger le milieu marin et d’en exploiter les ressources de manière durable, ces obligations restent très peu appliquées en raison des difficultés pratiques qu’implique la surveillance des activités sur un territoire aussi vaste », explique Kiara Neri, maître de conférences en droit public et directrice du Centre de droit international de l’Université Jean Moulin Lyon 3.
Combler le vide juridique de la haute mer
Depuis son entrée en vigueur, en 1994, la CNUDM a surtout donné lieu à la création de nouvelles délimitations maritimes au premier rang desquelles figure la zone économique exclusive (ZEE). D’une largeur maximale de 200 milles nautiques, soit environ 370 km, à partir du trait de côte, ce territoire est attribuable à tout État possédant une façade maritime. Ce dernier y dispose de droits souverains pour l’exploration et l’exploitation du sol et du sous-sol ainsi que pour la gestion et la conservation des ressources halieutiques¹.
Au-delà de cet espace maritime, commence le domaine de la haute mer. Du point de vue du droit international, cette immense étendue qui couvre près des 2/3 des océans appartient à la fois à tout le monde et à personne. À ce titre, la navigation comme la pêche peuvent y être exercées en toute liberté. « Faute d’une autorité internationale dédiée à la haute mer, la compétence exclusive du pavillon de l’Etat prévaut, ce qui a pour conséquence de limiter les actions de police de chaque pays aux navires arborant leur pavillon », détaille Kiara Neri. Relevant de l’Autorité internationale des fonds marins, créée sous l’égide de la CNUDM, le sol et le sous-sol de la haute mer relèvent pour leur part du « patrimoine commun de l’humanité », ce qui rend théoriquement impossible l’appropriation des ressources minérales qui s’y trouvent. Mais en l’absence d’une réglementation contraignante, les contrôles demeurent inexistants. Le vide juridique qui pèse sur les océans au-delà des juridictions nationales pourrait toutefois bientôt être comblé.
Sanctuariser des aires marines
Depuis plusieurs années, les Nations unies planchent en effet sur l’élaboration d’un nouvel accord englobant la colonne d’eau et les fonds marins de la zone de haute mer. Le futur traité a pour ambition de renforcer la protection de la biodiversité marine par la mise en place de nouveaux outils comme la création d’aires marines protégées dans les eaux internationales. Après un ultime cycle de négociations qui s’achèvera en 2021, le traité devra ensuite être ratifié par une cinquantaine d’États pour pouvoir entrer en vigueur, ce qui prendra sans doute une dizaine d’années de plus.
À contre-courant de ces atermoiements, la communauté scientifique et les associations de protection de l’environnement appellent à sanctuariser 30% des océans d’ici 2030, contre à peine 4% à l’heure actuelle. Si l’objectif peut sembler très ambitieux, il s’agit en fait du niveau de protection minimum pour pouvoir mettre en place un réseau de réserves représentatives de la biodiversité marine mondiale. « En s’appuyant sur les structures juridiques existantes, comme les organisations régionales de gestion des pêches, il serait tout à fait possible d’accélérer la création d’aires maritimes protégées en haute-mer, estime Kiara Neri. Des initiatives telles que la convention OSPAR, qui œuvre à la protection du milieu marin dans l’Atlantique du nord-est par un maillage d’aires marines protégées écologiquement cohérent, pourraient également être dupliquées à d’autres régions océaniques. »
La nouvelle géopolitique de la fonte des glaces
Tandis que le principe d’une protection à grande échelle de l’océan commence à faire école, le partage de certaines zones maritimes reste l’objet d’âpres débats. Il en va notamment ainsi de l’océan Arctique. Sous l’effet du réchauffement climatique, l’étendue de la banquise y diminue un peu plus chaque été, attisant les revendications territoriales des États riverains : Russie, Norvège, Danemark et Canada ont rendu publiques leurs prétentions concernant l’extension de leurs ZEE sur le plateau continental, comme la CNUDM les y autorise, à condition que cet espace soit constitué par le prolongement physique de leur plate-forme continentale en mer.
« Toutes ces revendications² ont été déposées sans que cela ne fasse l’objet d’aucun recours de la part des autres parties, les différends éventuels entre États se réglant en général sur le mode de la conciliation en se servant par exemple du Conseil de l’Arctique comme support de médiation », détaille Frédéric Lasserre, professeur de géographie à l’Université Laval de Québec et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques.
Au-delà des revendications territoriales, la région de l’Arctique est le théâtre d’une lutte d’influence pour le développement de nouvelles routes commerciales. Seule nation au monde à disposer d’une flotte de brise-glaces nucléaires capables d’ouvrir des chenaux dans les banquises les plus épaisses, la Russie compte bien miser sur cet avantage stratégique pour donner une envergure internationale à la route maritime qui longe ses côtes septentrionales. Tout comme l’itinéraire empruntant le passage du Nord-Ouest, côté canadien, la route maritime du Nord (ou passage du Nord-Est) permettrait de raccourcir de plusieurs milliers de kilomètres le trajet entre de nombreux ports de l’Atlantique et du Pacifique. « Les incertitudes climatiques restent encore trop importantes en Arctique pour que les transporteurs de marchandises par conteneur, soumis à des strictes contraintes de juste-à-temps³, prennent le risque d’emprunter ces routes polaires », tempère Frédéric Lasserre. La situation devrait malgré tout évoluer à moyen terme. Certaines études scientifiques estiment en effet que la route maritime du Nord pourra être empruntée en été par n’importe quel navire de haute mer dès le milieu de ce siècle.
Déjà mis à mal par la surexploitation de ses ressources et par le réchauffement climatique, l’océan global voit désormais ses confins les plus inaccessibles menacés par ceux qui désirent tirer parti de la fonte des glaces et de l’ouverture de nouvelles routes maritimes. Dans un tel contexte, la création concertée d’un vaste réseau mondial de sanctuaires marins apparaît comme la seule planche de salut du monde du silence.
Notes :
- Du grec halieutikos, qui concerne la pêche
- Faute d’avoir ratifié la Convention sur le droit de la mer, les États-Unis ne peuvent faire de demande d’extension de leur ZEE en Arctique.
- Méthode de gestion de la production en flux tendu qui consiste à coordonner le système de production en fonction des commandes et non des stocks.
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