CNRS LE JOURNAL, MARS 2021
En 1994, pendant le génocide des Tutsi, plus 800.000 personnes ont trouvé la mort au Rwanda. Douze ans plus tard, dans un pays encore fragile, des orphelins rescapés ont rédigé leurs témoignages. Des archives sur lesquelles s’est penchée l’historienne Hélène Dumas afin de proposer un regard inédit sur cet événement majeur du XXe siècle.
Hélène Dumas, vous vous attachez depuis des années à construire une historiographie du génocide des Tutsi au Rwanda, intégrant à la fois l’expérience des victimes et celle des bourreaux. Qu’en est-il aujourd’hui du travail de mémoire associé au génocide des Tutsi ?
Hélène Dumas1. Ce travail a débuté dès la fin de l’année 1994 au Rwanda. Dans les mois qui ont suivi l’arrêt des massacres s’est forgée une véritable « culture survivante », qui s’est exprimée au travers de très nombreux poèmes, chants ou témoignages enregistrés sur des supports audio ou vidéo. Des centaines de milliers de sources accumulées au fil des années permettent aujourd’hui de comprendre la manière dont cette mémoire s’est structurée depuis la fin du génocide. Se pose dès lors la question de la préservation de l’ensemble de ces archives en même temps que celle de la mémoire des survivantes et des survivants. Par ailleurs, de très nombreux fonds méritent encore d’être explorés avec attention. Or les archives n’existent qu’à partir du moment où les historiens s’y intéressent et les exploitent dans le cadre de leurs recherches.
Pouvez-vous revenir sur la genèse et la nature de vos recherches consacrées aux témoignages d’un groupe d’enfants victimes du génocide ?
H. D. : Tout est parti d’une rencontre fortuite réalisée en 2016 alors que j’aidais à trier des documents dans la bibliothèque de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), pendant la mission de longue durée que j’effectuais au Rwanda. Dans une armoire où étaient rangées pêle-mêle des archives audiovisuelles, j’ai découvert de fragiles cahiers d’écoliers sur lesquels étaient couchés les récits en kinyarwanda de la vie avant, pendant et après le génocide, de 105 orphelins victimes de ces massacres. Après avoir photographié chaque page de ces récits, je me suis attelée à leur traduction en français avec l’aide de deux amis rwandais, également rescapés du génocide. Ces témoignages ont pour particularité de décrire la violence au présent, sans filtre. L’écriture à la fois très crue et transparente de ces récits permet d’approcher de manière presque charnelle ce qu’a pu représenter la terrible expérience du génocide pour ces enfants qui ont assisté à la destruction presque totale de leurs familles.
En quoi le contenu de ces cahiers, qui a donné lieu à l’ouvrage Sans ciel ni terre que vous avez publié en octobre dernier, présente-t-il un caractère inédit ?
H. D. À la différence d’autres sources constituées par des organisations non gouvernementales (ONG) ou par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui permettent de retracer, à travers le regard des adultes, le parcours de ces jeunes victimes, ces récits écrits à la première personne décrivent la violence et la cruauté du génocide depuis le monde de l’enfance, selon leur propre subjectivité. Par ailleurs, c’est la première fois que nous avons accès à un ensemble de témoignages aussi important et cohérent. L’atelier d’écriture dont sont issus ces textes a été organisé en 2006 par l’Association des veuves du génocide d’avril (Avega).
L’initiative avait pour particularité de réunir des enfants originaires d’une même région située dans l’est du Rwanda. Or cette unité géographique est extrêmement intéressante car d’une commune à l’autre ou d’une paroisse à l’autre se dessine une histoire différenciée du génocide. En effet, bien que le massacre des Tutsi ait été planifié à l’échelle nationale, avec l’appui de l’administration et de certains médias, il a aussi pour spécificité d’être extrêmement décentralisé, ce qui explique sa redoutable efficacité2. C’est ce que révèle de manière très nette l’analyse de ce corpus de témoignages.
Le fait que ces témoignages aient été recueillis douze ans après la fin du génocide n’a-t-il pas, d’une certaine façon, modifié la perception du traumatisme subi par leurs auteurs ?
H. D. Lorsqu’ils se lancent dans l’écriture de ce récit, en avril 2006, ces jeunes gens qui ont alors entre 20 et 25 ans pour la plupart, sont encore pleinement des orphelins du génocide. Eux-mêmes se décrivent encore comme des enfants et sont considérés comme tels par l’association Avega. Cette période qui coïncide avec le début des procès gacaca, ces tribunaux populaires destinés à juger les centaines de milliers de génocidaires, est en outre marquée par une réactivation de la violence sur les collines rwandaises. C’est en effet au cours de cette année, en lien avec ce contexte judiciaire très particulier, qu’auront lieu le plus grand nombre d’assassinats de Tutsi rescapés du génocide. J’ai notamment pu avoir accès à un rapport sur ce que le gouvernement rwandais appelle l’« idéologie du génocide », faisant état de tracts racistes distribués en 2007 par certains élèves dans les écoles secondaires appelant au meurtre de leurs camarades de classe Tutsi. Lorsque les scripteurs prennent la plume, en 2006, la situation est donc encore extrêmement fragile.
Quel est l’intérêt de ces récits d’un point de vue purement historique ?
H. D. J’ai d’abord été frappée par leur grande précision sur les lieux, les acteurs, les structures familiales, jusqu’aux scènes de massacre retracées dans leur moindre détail. Cette minutie descriptive transparaît également dans la restitution du processus ayant mené au génocide, lorsque les scripteurs évoquent par exemple la façon dont ils ont découvert leur assignation raciale par l’école. Tous ces éléments factuels sont précieux pour l’historienne car ils permettent d’analyser de manière très concrète les systèmes de discrimination renforcés avec l’accession au pouvoir de Juvénal Habyarimana, en 1973. Alors que certains chercheurs en sciences politiques soutiennent encore que l’exécution génocide des Tutsi n’était pas motivée par un imaginaire raciste, ces récits viennent battre en brèche ce paradigme. Prétendre avoir accès à la manière dont les génocidaires se représentaient leurs propres actes et les justifiaient à leurs propres yeux et à ceux de leurs victimes en recueillant exclusivement la parole des tueurs est d’ailleurs illusoire, ces derniers ayant tout intérêt à dissimuler le racisme comme motivation idéologique.
Si le génocide s’achève dans le courant du mois de juillet 1994, lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame achève de reprendre le contrôle du territoire national, la partie des témoignages évoquant la période post-génocide montre enfin que cette paix reste très fragile. À cette époque, des poches de miliciens continuent le combat à travers le pays tandis que des enfants Tutsi sont emmenés comme esclaves domestiques lors de l’exode des populations Hutu au Zaïre, ce dont les récits des orphelins rendent parfaitement compte.
Quelles actions sont menées par le CNRS pour aider à construire cette mémoire du génocide ?
H. D. Sur un événement d’une telle magnitude, le devoir de mémoire est avant tout un devoir d’histoire. Pour les historiens du CNRS, la priorité reste l’exploration de nouvelles sources et de nouveaux questionnements. Pour cela, il est essentiel d’élargir la masse critique des chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur le génocide des Tutsi ; ce qui implique de former des étudiants qui pourront ensuite concentrer leurs efforts d’investigation sur cette vaste question. Si nous sommes encore peu nombreux en France à nous intéresser à l’histoire du génocide des Tutsi, la recherche autour de cette thématique y est toutefois très dynamique. En 2019, à l’occasion de la commémoration du 25e anniversaire du génocide, le Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (Cespra) a notamment pu bénéficier d’un contrat doctoral qui permet aujourd’hui à une jeune chercheuse de faire sa thèse sur ce sujet.
Comme vous l’avez souligné, un enjeu important reste celui de la conservation des archives du génocide.
H. D. L’histoire ne peut effectivement s’écrire si les archives disparaissent. En lien avec le Mémorial de la Shoah, qui reste un partenaire essentiel dans toutes les actions de recherche menées au Rwanda, le CNRS a jeté les bases d’un accord avec la CNLG, et Ibuka, la principale association de rescapés du génocide, dans le but d’entamer une coopération culturelle sur les archives mais aussi au travers d’expositions et de cycles de formation à l’histoire des génocides du XXe siècle. En décembre 2019, le CNRS, en collaboration avec le Mémorial de la Shoah, a par exemple organisé à Kigali, la capitale du Rwanda, une formation de trois jours sur l’histoire des génocides au XXe siècle à destination des cadres de la CNLG, d’Ibuka et des guides des mémoriaux du génocide des Tutsi. Dès que l’horizon de la pandémie de Covid-19 s’éclaircira, nous comptons par ailleurs investir des financements obtenus auprès de l’Agence nationale de la recherche dans la constitution du fonds d’archives collectées par l’association Ibuka.
Vous avez l’intention de retourner au Rwanda sitôt que les restrictions de déplacements liées au Covid-19 seront levées. Qu’attendez-vous de ce prochain voyage ?
H. D. Ce séjour, qui devrait durer plusieurs mois, vise en premier lieu à mettre en œuvre les projets archivistiques initiés en décembre 2019 avec le Mémorial de la Shoah et nos partenaires rwandais. En parallèle de ce travail de collecte et de mise en valeur des archives du génocide, j’espère rencontrer pour la première fois certains auteurs des cahiers afin de leur restituer une copie de leurs textes, les originaux étant désormais conservés à Kigali dans les locaux de la CNLG. J’aimerais notamment savoir comment s’est déroulée la vie de ces orphelins depuis cet atelier d’écriture et quel regard ils portent aujourd’hui sur leurs témoignages. Pour l’heure, je sais simplement que l’un d’eux s’est engagé dans une association de rescapés à l’échelle locale. À terme, je souhaite pouvoir restituer l’intégralité du contenu de ces cahiers sous une autre forme éditoriale, seule une partie figurant dans Sans ciel ni terre. Or une telle démarche implique de retourner au Rwanda pour obtenir l’accord de la CNLG, désormais propriétaire de ces archives et, surtout, l’assentiment de tous les scripteurs.
À lire
Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Hélène Dumas, éditions La Découverte, Octobre 2020, 200 p., 19 euros.
Notes :
1. Chargée de recherche CNRS au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (Cespra – unité CNRS/EHESS).
2. L’Organisation des Nations unies estime qu’entre le 7 avril et le 17 juillet 1994, soit en à peine 100 jours, plus de 800 000 Rwandais, dont une majorité de Tutsi, ont été tués, faisant de ce génocide le plus expéditif de l’Histoire.
Photo 1 : Le Centre mémorial Gisimba à Kigali à été le refuge de nombreux orphelins rwandais jusqu’en 2015. Il est désormais un centre d’accueil pour les enfants défavorisés. © Pierre Galinier
Photo 2 : Hélène Dumas, en compagnie de Damas Gisimba, directeur du centre, consulte les archives de l’orphelinat en avril 2019. © Pierre Galinier
Photo 3 : Procès gacaca, tribunal populaire destiné à juger les génocidaires, dans un village proche de Kigali, en mai 2007. © Sven TORFINN/PANOS-REA
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