TERRE SAUVAGE TERRITOIRES REMARQUABLES, LE QUEYRAS, JUIN 2007
La belle à la garde-robe changeante grimpe à l’assaut des cimes comme nulle part ailleurs en France. Telle une star, elle est souvent inaccessible. Constituée presque exclusivement de résineux, elle met en vedette le mélèze aux dessous affriolants. Rencontre au sommet.
À l’image de la citadelle de Château-Queyras qui monte fièrement la garde à l’entrée du haut Guil, le Queyras fait figure de forteresse naturelle. Placé sous l’influence conjointe des climats continental et méditerranéen, ce territoire enclavé est couvert par la forêt sur 63000 hectares soit près d’un tiers du parc naturel régional. Sa particularité? Elle se compose à 99% de résineux. Pourtant, on est bien loin ici de l’alignement monotone des plantations d’épicéas ou de sapins douglas que l’on rencontre trop souvent en montagne. Ce milieu, écologiquement très riche, est dominé par le majestueux mélèze (Larix decidua). Seul conifère à perdre ses aiguilles en hiver, il apprécie l’endroit qui profite de trois cents jours de soleil par an. Caractéristique de l’étage subalpin, entre 1 700 et 2300 mètres d’altitude, cette espèce pionnière grimpe ici, et c’est un record, jusqu’à 2600 mètres. Souvent localisée sur les versants exposés au nord – sur les sommets, l’arbre pousse indifféremment sur les deux versants– la forêt de mélèzes représente plus de 60% des forêts du parc. Également appelée mélézin, ou cembraie-mélézin lorsque le résineux est associé au pin cembro, cet écosystème typique du Queyras est surtout bien représenté dans sa grande moitié est. L’arbre apprécie le sol des ubac – versants exposés au nord – du haut Queyras formés de schistes lustrés en décomposition qui offrent un milieu à la fois humide et frais. Par ailleurs, d’après l’Observatoire de la forêt méditerranéenne, 95 % des peuplements forestiers du massif sont considérés comme «difficiles» voire «très difficiles » d’accès, ce qui aurait contribué à la conservation des forêts installées naturellement. «Le fait que cette forêt se soit établie sur des pentes parfois très abruptes explique que certaines parcelles n’ont pratiquement pas été altérées depuis l’âge de bronze», confirme Michel Blanchet, attaché scientifique du parc. Cette forêt patrimoniale, qualifiée de subnaturelle, est en effet restée assez proche de l’état de conservation d’une forêt primaire sur laquelle l’homme ne serait pas intervenu. L’importante densité d’arbres morts, jusqu’à 150 troncs à l’hectare, reflète l’excellent état de préservation de ce milieu. Ces arbres en décomposition servent de refuges à de très nombreuses espèces.
De chouettes pics
Au printemps, la forêt résonne des coups de bec des pics, vert et épeiche, qui affectionnent le bois plus tendre de ces fûts en décomposition dans lesquels ils creusent leur nid. L’hiver suivant, ces loges laissées vacantes serviront de refuge à la petite chouette de Tengmalm. Une association parfois perturbée par un colonisateur venu d’Orient: «Depuis quelques années, le pic noir s’installe progressivement dans le Queyras. De taille plus imposante que les autres pics du parc, cet oiseau perce des cavités plus volumineuses, contribuant à l’installation de la chouette hulotte, elle-même plus grosse que la Tengmalm», raconte Roger Garcin, ornithologue et collaborateur scientifique pour le Muséum national d’histoire naturelle. Faisant abstraction de la gravité, le grimpereau des bois parcourt frénétiquement le tronc de l’arbre agonisant, traquant les insectes venus se nourrir des lichens qui tapissent son écorce. La huppe fasciée sonde, de son long bec recourbé, les anfractuosités de l’écorce à la recherche des coléoptères xylophages, les mangeurs de bois. Ces arbres creux constituent également de parfaits abris pour les petits mammifères hivernants. Le lérot et le loir y passent six mois de l’année, trouvant là une excellente protection thermique. Quant aux chauves-souris forestières comme le vespertilion à moustaches ou l’oreillard gris des Alpes, elles y cherchent un repos bien mérité lors des chaudes journées d’été, après d’interminables chasses nocturnes.
Des mélèzes de 800 ans
Grâce à la dendrochronologie, une technique de datation qui détermine l’âge d’un arbre en pratiquant un carottage de l’aubier jusqu’au cœur, on sait désormais que les plus vieux mélèzes vivant ont plus de 800 ans. Lorsqu’on marche parmi ces ancêtres, on est d’abord frappé par la faible densité du peuplement: «Le mélèze est avant tout un arbre de lumière. Son feuillage fin laisse passer les rayons du soleil et favorise le développement de tout un écosystème herbacé. Dans le Queyras, l’espèce est à l’origine d’une grande diversité floristique du milieu forestier», explique Édouard Chas, botaniste passionné. À l’exception des espèces purement héliophiles – qui aiment le soleil – que l’on trouve exclusivement dans l’alpage, on y dénombre de nombreuses plantes familières. Au fil de l’été, lys martagon, berce des prés, solidage, épilobe à feuilles étroites, aconit tue-loup, grande astrance, raiponce de Haller et bien d’autres colorient le sous-bois. Parmi la bonne quarantaine de plantes que l’on trouve dans le mélézin, les bien nommés géranium des bois et mélampyre des forêts affectionnent ce milieu frais et lumineux. Du côté les plantes arbustives, les trois espèces du genre vaccinium cohabitent: myrtille, airelle des marais et airelle rouge. En plus d’un ensoleillement optimal, ces plantes acidophiles, à feuillage persistant, disposent d’un sol qui leur convient. Dès le mois d’août, elles constituent un garde-manger recherché par les oiseaux qui se régalent de leurs baies charnues. En cette saison, le bec-croisé des sapins et le cassenoix moucheté, deux oiseaux dont le cycle de reproduction est étroitement lié à la fructification des cônes de pin cembro, abandonnent volontiers les pignes de conifère pour ces fruits délicieusement sucrés. Lorsqu’on atteint les limites supérieures de la forêt, autour de 2300 mètres d’altitude, les imposants mélèzes laissent progressivement place à un environnement plus chaotique. Les botanistes nomment parfois cet endroit la «zone des combats» : «Avec ses derniers arbres clairsemés et rabougris, pliés par les avalanches et le poids de la neige qui, à cette altitude, peut persister neuf mois par an, la forêt évoque la scène d’un champ de bataille», résume Édouard Chas. Un champ de bataille qui se métamorphose en un superbe jardin parfumé quand, début juillet, commence la floraison des rhododendrons ferrugineux. Vers 2500 mètres, une lande arbustive prend possession des lieux, ponctuée de rares mélèzes toujours plus chétifs: c’est la rhodoraiesaulaie. Comme son nom le laisse deviner, ce milieu très ingrat est le royaume des rhododendrons et des saules arbustifs, reliques végétales de la dernière ère glaciaire. Parmi ces dernières, Salix glaucausericea ou saule glauque et soyeux est une endémique alpine. Le réchauffement postglaciaire, survenu il y a 10000 ans, est à l’origine de l’isolement d’une population de saule glauque (Salix glauca), espèce aujourd’hui cantonnée aux régions boréales. À cette altitude, le saule glauque et soyeux peut être associé au saule helvétique et au saule faux myrte, deux cousins arctico-alpins beaucoup plus rares.
Le tétras fait le coq
Cette lande arbustive qui borde un mélézin parfaitement préservé des infrastructures touristiques est le refuge du tétras-lyre. Alors que, dans beaucoup d’autres régions des Alpes, ce galliforme inféodé aux vastes forêts de montagne est menacé de disparition par le développement permanent des sports d’hiver, il semble avoir trouvé ici un havre de paix. Dans la haute vallée du Guil, la partie orientale du parc, on dénombre en effet pas loin de quatre-vingts coqs. À la saison des amours, tous se donnent rendez-vous sur des places de chant où les mâles font des démonstrations de force dans l’espoir d’attirer les faveurs des femelles. L’hiver venu, ces oiseaux au comportement plutôt sédentaire se dissimulent sous le tapis de neige, sous un entrelacs des branches cassées. Ils parviennent ainsi à glaner quelques graines pour diversifier un régime alimentaire qui, à cette époque de l’année, se compose presque exclusivement d’aiguilles de pin cembro. Se cacher dans un igloo naturel pourrait faire partie d’une stratégie de survie comme l’envisage Roger Garcin : « Contrairement au lagopède dont le plumage blanchit en hiver, celui du tétras-lyre reste foncé toute l’année. En se réfugiant sous le manteau neigeux, cela lui évite d’être repéré par ses prédateurs comme le redoutable aigle royal. » Si le mélèze constitue presque l’essentiel du peuplement forestier du haut Guil, l’arbre se fait plus discret sur les adrets situés dans l’ouest du parc. À l’aval de Château-Queyras, la nature calcaire de la roche et l’influence plus marquée du climat méditerranéen, favorisent l’implantation d’espèces plus adaptées à un milieu sec. Ce substrat pauvre va de paire avec un écosystème forestier moins exubérant. La partie basse des versants est donc surtout couverte de pins sylvestres et de genévriers thurifères. Cette forêt sèche est le refuge de l’isabelle de France, l’un des nos plus rares papillons de nuit. Parce que ses ailes, d’une belle teinte bleu vert, sont striées de bandes foncées évoquant les baguettes de plomb qui quadrillent la verrière d’une église, l’isabelle porte aussi le nom de papillon vitrail.
Bonnes vieilles méthodes
Sur les sols calcaires, l’écosystème forestier se prolonge en altitude avec le pin à crochets. Il constitue, jusqu’à 2400 mètres, la couverture forestière la plus élevée des versants ensoleillés. Même si la biodiversité de ce sous-bois demeure limitée, les baies de genévrier nain, de raisin d’ours et le polygale faux-buis suffisent largement à rassasier toutes les espèces de mésanges –charbonnière, bleue, noire, boréale et huppée– qui, en bandes erratiques, organisent des razzias à l’automne. Mais, du fait de la disparition du pastoralisme, ces forêts des versants ensoleillés gagnent du terrain. Des arbustes à croissance rapide comme le genévrier sabine ferment peu à peu le milieu. «Par le passé, le passage régulier des moutons empêchait que ces espèces dépassent le stade de jeune pousse. Hélas, avec la quasi-disparition de l’agriculture, c’est désormais tout le grand adret du Queyras qui s’embroussaille », constate Frédéric Sube, chargé de mission Natura 2000 sur le parc. Un embroussaillement synonyme de perte de biodiversité. Alors, pour éviter que la richesse de la forêt ne s’étiole, le réseau Natura 2000 a mis en place deux stratégies soutenues par des financements européens. D’abord, les arbres les plus imposants sont arrachés à l’aide d’une pelleteuse. Et, volet plus préventif, des bergers viennent à nouveaux faire pâturer leurs troupeaux. Car lorsqu’il s’agit de préserver les milieux naturels, les bonnes vieilles méthodes reviennent souvent au goût du jour.
Des vocations gravées dans le bois
Après les sports d’hiver, et le tourisme en général, le travail du bois est sans doute la principale activité économique du Queyras. Chaque essence de résineux y occupe d’ailleurs une place particulière. Le mélèze fournit le matériau pour la construction des chalets. Le pin cembro sert de longue date à la fabrication de meubles. Quant au pin à crochets, il est apprécié pour la confection des Jouets du Queyras. Sur l’ensemble du parc, la forêt appartient, à plus de 75%, aux collectivités locales qui en laissent la gestion à l’Office national des forêts (ONF). « Si notre mission première reste la production et la commercialisation du bois, la gestion forestière cherche désormais vise à gérer la ressource naturelle de façon durable », précise Dominique Deniau, l’un des techniciens ONF du parc régional. Il est vrai que la forêt de mélèzes, du point de vue de la biodiversité, ne s’apparente pas à une futaie dont la production serait l’unique préoccupation des gestionnaires. Le mélézin joue également un rôle essentiel dans la prévention des risques d’avalanches en ralentissant les coulées de neige. Cette forêt aux vocations multiples mérite une gestion appropriée. Par exemple, pour assurer le renouvellement des peuplements, l’ONF ne repique jamais de jeunes pousses, il se contente de faciliter l’implantation naturelle des semis. Il procède donc à une opération de décapage qui consiste à mettre le sol à nu à l’aide d’une pelleteuse, par petite placette, pour que les graines puissent s’installer et germer. Et lorsqu’une parcelle inaccessible, au cœur d’une forêt d’intérêt patrimonial est sur le point d’être exploitée, les techniciens envisagent la solution la moins invasive qui soit. Ainsi, dans le cadre de la future exploitation d’une parcelle de mélèzes abritant une forte densité d’arbres morts, l’ONF préfère utiliser le câble plutôt que de puissants engins motorisés. « On aurait tout aussi bien pu tracer des pistes le long de la pente, à l’aide de bulldozers mais cela aurait été écologiquement inacceptable », insiste Dominique Deniau.
Les derniers scieurs
Une fois la coupe terminée, les arbres ébranchés sont descendus jusqu’au parc à grumes de Mont-Dauphin où chaque lot sera vendu aux enchères. Toutefois, la pratique la plus courante reste l’enlèvement dit « bord de route ». Le bois est entreposé le long de la parcelle pour que l’acheteur – un scieur, un charpentier ou un constructeur de chalets – vienne le chercher. Originaire d’Italie, Jean Ruffoni s’est installé à Château- Ville-Vieille dans les années 1960. Avec son fils Antoine et son frère Émile, il dirige aujourd’hui l’une des deux scieries du Queyras. S’ils consacrent 80% de leur activité à la découpe des mélèzes destinés aux charpentes et bardeaux, ces scieurs travaillent toutes les espèces de conifères. « Nous nous adaptons constamment à la demande, constate Antoine Ruffoni. En ce moment, par exemple, l’aspect ancien fait fureur, alors on a modifié une de nos machines pour qu’elle vieillisse artificiellement nos bardeaux. » Plus bas dans la vallée du Guil, une mystérieuse machine attelée à un vieux camion militaire trône face à la maison de Jean-Luc Lemaître. Il y a quatre ans, cet amoureux de la montagne a quitté la Bourgogne pour le Queyras où il exerce désormais la surprenante profession de scieur mobile : « Contrairement aux scieries fixes, je travaille directement devant la parcelle, là où sont entreposées les grumes. » Parmi la vingtaine de clients queyrassins de Jean-Luc figurent évidement des charpentiers et des menuisiers mais aussi des particuliers qui travaillent le bois.
Un passe-temps qui s’impose
Sur ce territoire où la neige a, depuis toujours, interdit le travail de la terre pendant de longs mois, la sculpture sur bois s’est rapidement imposée comme le passetemps favori du monde paysan. «Mon père occupait ses longues soirées d’hiver en sculptant les meubles qu’il avait fabriqués », se souvient Jean-Sébastien Brunet, sculpteur à Saint-Véran. Dans leur atelier, juste à l’entrée du bourg, Jean-Sébastien et son fils Samuel, gravent, dans un silence monacal, les fameuses rosaces à six branches du Queyras. Seul le bruissement de l’Opinel dont la lame détache avec précision de fins copeaux de pin cembro rythme le travail des deux hommes. « Parce que le cembro pousse très lentement, son veinage parfaitement régulier le rend très facile à travailler », assure Samuel. Sur le parc, ils sont une bonne vingtaine d’ébénistes à maîtriser cet art ancestral. Si certains disposent d’une boutique, comme la famille Brunet, les autres exposent leurs créations à la maison de l’artisanat de Ville-Vieille via le syndicat des artisans d’art en meubles et objets sculptés du Queyras. Enfin, impossible d’évoquer le bois sans parler de la fabrication de jouets par la coopérative L’Alpin chez lui. Si cette Scoop (Société coopérative ouvrière de production) n’emploie aujourd’hui que huit personnes, elle a réuni jusqu’à quarante ouvriers à son apogée, dans les années 1940. « La Scoop est née en 1920, de la volonté d’un pasteur qui souhaitait inverser la tendance à l’exode rural massif qui frappait le Queyras chaque hiver », raconte Alain Blanc, l’actuel secrétaire. Depuis, les techniques n’ont pratiquement pas évolué, chaque jouet est entièrement façonné et peint à la main. L’Alpin chez lui utilise essentiellement le pin à crochets, une essence bon marché et facile à travailler. Décidément, chaque espèce locale a trouvé sa vocation.