REPÈRES N°54, JUILLET 2022
Des contraintes de plus en plus fortes pèsent sur les entreposages de matières et de déchets radioactifs associés au retraitement des combustibles usés de l’industrie électronucléaire française. L’IRSN veille à ce que les solutions des exploitants répondent aux exigences de sûreté et de radioprotection.
La France est l’un des rares pays nucléarisés à avoir adopté un recyclage partiel des matières issues des combustibles usés pour produire de l’électricité. Ces combustibles usés sont retraités1 pour qu’une partie de leurs matières soit recyclée.
L’Institut dispose d’une vision à 360° de ce cycle – de la production, au recyclage – et ses expertises couvrent toutes les installations impliquées (lire p. 15 et 16). Il analyse les choix et arbitrages visant à sécuriser le cycle dans sa conception, comme dans son fonctionnement, qu’ils viennent des politiques (lire p. 14) ou des exploitants.
Repères fait le point sur plus de dix ans d’expertises sur le fonctionnement du cycle du combustible en France et de suivi des installations impliquées. Depuis 2000, EDF transmet périodiquement à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) le rapport « Impact cycle ». Il présente les répercussions de la stratégie d’utilisation des différents types de combustibles sur chaque étape du cycle pour les dix années à venir. Ce rapport est rédigé avec les autres acteurs impliqués : Orano, Framatome et l’Andra. L’IRSN l’expertise. « L’examen de la cohérence du cycle sur le plan de la sûreté et de la radioprotection est essentiel pour anticiper les évolutions que les industriels devront apporter aux installations, telles que des modifications ou la création de nouvelles capacités d’entreposage », expose Igor Le Bars, directeur de l’expertise de sûreté de l’Institut.
En 2001, 2010 et 2018, l’Institut transmet à l’ASN trois rapports2 consécutifs à ces expertises. Et il alerte ! « Nous voyions arriver la saturation des entreposages de combustibles usés dès 2010 », observe Igor Le Bars. L’édition 2018 prend aussi en considération le scénario de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) (lire p. 14).
Pour réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique en 2035, la PPE prévoit l’arrêt de plusieurs réacteurs de 900 MWe. Or, ceux-ci « écoulent » le combustible fabriqué à partir des matières recyclées, le Mox3 (voir infographie p. 11). « Une baisse du recours au Mox diminue le retraitement. Fermer deux réacteurs doublerait la vitesse de saturation des piscines d’entreposage des usines de retraitement de La Hague [Manche] », souligne Igor Le Bars.
La nouvelle piscine de La Hague
Dès 2010 – sans prendre en compte l’arrêt des réacteurs de 900 MWe –, l’IRSN estime possible une saturation, à l’horizon 2030, des piscines d’entreposage des combustibles usés exploitées par Orano sur le site de La Hague. Au nombre de quatre, ces bassins, d’une capacité de 14 000 tonnes, refroidissent les combustibles usés avant leur retraitement. Ils en abritent déjà 10 000 tonnes. Selon sa nature, le combustible séjourne dans l’eau de quatre ans à plusieurs décennies.
Pour pallier la saturation à moyen terme, EDF acte en 2015 la construction d’une piscine d’entreposage centralisé (Pec). Elle devrait accueillir jusqu’à 6 500 tonnes de combustibles usés. Aujourd’hui, l’énergéticien prévoit sa construction à La Hague. Comme chaque nouvelle installation nucléaire importante, la Pec fait l’objet d’un dossier d’options de sûreté (Dos). Les experts rendent leurs conclusions fin 2018 sur les systèmes de refroidissement et les principaux aléas considérés : séismes, inondations, crash d’avion… Ils jugent satisfaisants les choix de l’industriel. Ils devraient fournir un niveau de sûreté supérieur à celui des piscines d’entreposage existantes. « Nous examinons le système d’étanchéité envisagé pour le bassin : une couche métallique fixée sur la structure en béton. Ce choix pose des difficultés potentielles de conception, de réalisation et de surveillance, tempère Florence Gauthier, experte en sûreté. Nous demandons à EDF de poursuivre sa réflexion à ce sujet dans le dossier de demande d’autorisation de création de la Pec. »
L’énergéticien devrait adresser sa demande à l’ASN courant 2023. Par la suite, l’expertise du dossier par l’IRSN prendra environ deux ans. « Le volume de ce bassin étant sans équivalent, les spécialistes de la thermohydraulique pourraient devoir développer des modèles de calculs spécifiques. Cela permettra de s’assurer du bon dimensionnement des systèmes de refroidissement », estime Jean Lombard, expert en sûreté, coordinateur de l’expertise du Dos.
Le décret autorisant la construction de la Pec sera publié au plus tôt en 2026 pour une livraison à l’horizon 2034, selon EDF. Quid des quatre années séparant sa mise en service de la saturation des capacités actuelles ? Les industriels proposent plusieurs parades. L’une d’elles est la densification des piscines d’entreposage existantes exploitées par Orano.
Une solution transitoire
Les trois bassins du site de La Hague concernés par cette stratégie recevraient à terme environ 7 000 assemblages de plus, soit 30 % de capacité d’entreposage supplémentaires.
Pour y parvenir, l’exploitant propose de diminuer la taille des paniers accueillant les assemblages entreposés et de réduire les espaces séparant ces paniers. Cette solution fait également l’objet d’un Dos, expertisé par l’IRSN dans un avis en mars 2021. La densification des piscines augmente la puissance thermique totale entreposée. Elle rapproche également les combustibles et diminue la lame d’eau les séparant, pouvant entraîner une augmentation de la réactivité de l’entreposage. Delphine Viret, experte de la sûreté des installations de retraitement, précise : « Notre expertise s’est concentrée sur les dispositifs proposés. Elle veille à maîtriser les risques liés aux dégagements thermiques et vise à empêcher le déclenchement intempestif d’une réaction neutronique en chaîne, dit risque de criticité4. »
Pour prévenir ce dernier, Orano propose de remplacer le matériau constituant la paroi interne des paniers par un autre, capable d’absorber davantage de neutrons. Pour maîtriser les risques liés aux dégagements thermiques, il prévoit d’installer un plus grand nombre de systèmes assurant le refroidissement – échangeurs thermiques et aéroréfrigérants – de l’eau des bassins. Malgré cela, la température maximale de fonctionnement normal – aujourd’hui autour de 45 °C – devrait atteindre 50 °C. « Une telle exploitation des piscines est envisageable, à condition de démontrer que cette température ne favorise pas le développement de micro-organismes susceptibles d’altérer le fonctionnement des systèmes d’épuration d’eau » , souligne Delphine Viret.
Les experts examineront prochainement la demande d’autorisation de densification des trois piscines de La Hague, qui doit être transmise à l’automne 2022. Si elle présente toutes les garanties requises pour la sûreté, cette opération pourra débuter en 2024. « Cette parade ne saurait être qu’une solution transitoire en attendant la piscine d’entreposage centralisé » , précise Igor Le Bars.
Entreposage à sec sous conditions
L’entreposage à sec est une alternative à la densification. Le refroidissement des assemblages repose sur la circulation naturelle de l’air autour des dispositifs d’entreposage qui les abritent. Un atout en matière de sûreté, qui a la préférence de la société civile (lire interview de Yannick Rousselet dans le webmag) .
L’Institut produit deux études en 20185 . La seconde contribue à préparer le débat public dédié au plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR 2019-2021). Elle s’appuie sur l’expérience de pays utilisant ce type d’entreposage depuis plus de vingt-cinq ans : États-Unis, Belgique et Allemagne. « Cette solution est envisageable dès lors que la puissance thermique d’un assemblage est inférieure à 2 kW, soit la chaleur que dégage un fer à repasser » , résume Frédéric Ledroit, expert en sûreté, coordinateur des deux rapports (voir vidéo webmag).
Cette solution ne peut donc pas être utilisée dès la sortie du réacteur. Un refroidissement préalable du combustible en piscine6 est nécessaire. L’entreposage à sec pourrait être mis en oeuvre dès à présent. Il concernerait plus de la moitié des assemblages usés entreposés sous eau ne faisant pas l’objet d’un retraitement actuellement : les 1 150 combustibles URE (uranium de retraitement enrichi) et les quelque 2 500 assemblages Mox à faibles teneurs en plutonium.
La catégorie de Mox actuellement utilisée dans les réacteurs, plus riche en plutonium, ne serait compatible avec un entreposage à sec respectant les exigences de sûreté et de radioprotection qu’à l’horizon 2040. Toutefois, même après ce laps de temps, les assemblages restent très radioactifs, nécessitant des dispositions de radioprotection importantes. Le Dos d’une telle installation est transmis par Orano en 2021. La demande d’autorisation de création est attendue courant 2023. Elle pourrait fonctionner à partir de l’année 2027.
Trop-plein de rebuts Mox
La fabrication et la gestion des combustibles se nomment « cycle », car ces étapes sont fortement interconnectées. Tout dysfonctionnement du recyclage affecte – voire compromet – les entreposages nécessaires au fonctionnement du cycle. D’autant que le projet français de stockage profond de déchets radioactifs – Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) dans la Bure (Meuse) – connaît une mise en place décalée. Le cas de l’usine Melox de Marcoule (Gard) est à ce titre emblématique (lire p. 16). Depuis 2018, ce site fabriquant du Mox génère davantage de combustibles non conformes (rebuts). Ceci s’explique par le vieillissement des installations, combiné au changement du procédé de fabrication de la poudre d’uranium utilisée dans ce combustible.
En juillet 2021, Orano informe l’ASN de la saturation prévisible des entreposages de rebuts Mox à La Hague au premier trimestre 2022. Face à l’urgence, il propose de créer de nouveaux espaces d’entreposage sur ce site. En septembre 2021, une première demande est déposée. L’expertise de l’IRSN est aussitôt enclenchée et conduit l’exploitant à revoir de manière notable la conception des modules d’entreposage. « Ces modules seront disposés sur deux niveaux. Or, l’exploitant n’a pas pris en considération dans son analyse initiale tous les cas possibles de chute du module d’entreposage lors de la manutention » , détaille Delphine Viret. Les trois-cent-soixante-dix-huit emplacements de ce nouvel entreposage sont opérationnels depuis fin avril.
D’ici la fin 2023, Orano souhaite installer à La Hague deux autres entreposages de rebuts Mox, pour plus de mille nouveaux emplacements. Afin d’assurer le fonctionnement du cycle, la résolution des dysfonctionnements de l’usine Melox reste un enjeu capital (lire p. 16) . « À l’horizon 2023-2024, cette usine devra retrouver un niveau de rebuts raisonnable. Pour cela, l’exploitant devra entre autres renforcer les compétences des travailleurs impliqués dans la production et la maintenance » , conclut Igor Le Bars.
Notes :
1. Le retraitement sépare le plutonium (1 %) de l’uranium de retraitement (95 %) et des déchets ultimes que sont les matières fissiles (4 %).
2. Rapport IRSN 2018-00007.
3. Le Mox – mélange d’oxydes de plutonium et d’uranium – recycle une partie des matières nucléaires à base d’uranium naturel enrichi (UNE) à l’issue de leur utilisation dans les réacteurs.
4. Un accident de criticité se traduit par un dégagement d’énergie, surtout sous forme de chaleur, et d’une émission de rayonnements neutroniques et gamma.
5. Demande de la commission d’enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires.
6. Bassins destinés à accueillir le combustible déchargé du réacteur.