CNRS LE JOURNAL, NOVEMBRE 2020
Gérôme Truc, sociologue au CNRS, étudie depuis plus de quinze ans les réactions sociales aux attentats. À l’heure où le pays est de nouveau frappé par le terrorisme, le chercheur analyse ses répercussions dans la société à l’aune de travaux collectifs lancés après les attentats de 2015.
Vous venez de publier aux Presses universitaires de France Face aux attentats. Quelle était l’ambition de cet ouvrage collectif que vous avez coordonné avec la politiste Florence Faucher ?
Gérôme Truc¹ : Il s’agissait de fédérer un ensemble de travaux en sciences humaines et sociales sur les attentats de 2015 et 2016, dont certains menés dans le cadre de l’appel « attentats-recherche » financé par le CNRS. Ces recherches se focalisent sur des aspects peu explorés jusqu’ici, à savoir l’événement terroriste en lui-même et son impact psychologique, social et politique. Nous avons d’ailleurs besoin de la collaboration entre sociologues, politistes, psychologues et spécialistes des médias pour comprendre pleinement toutes les répercussions d’une attaque terroriste et la façon dont une société y fait face. C’est ce que propose ce petit livre qui se destine à un large public.
Cinq ans après ces événements tragiques, quels enseignements peut-on tirer de leur impact sur la société française au travers de ces travaux inédits ?
G. T. Ces résultats remettent en cause un certain nombre d’idées reçues comme le fait qu’il suffit d’être citoyen du pays frappé par une attaque terroriste pour se sentir concerné. En réalité, le processus sociologique est plus complexe que cela, et met en branle bien d’autres facteurs. Il y a aussi cette idée très ancrée selon laquelle les attentats islamistes feraient nécessairement le jeu de l’extrême droite, ce qui est loin d’être aussi mécanique et évident. Les conclusions des travaux présentés dans Face aux attentats amènent à dresser un tableau plus nuancé.
C’est ce que montre aussi l’étude de Guillaume Dezecache sur les rescapés du Bataclan. Que révèle plus précisément le travail de ce chercheur au Laboratoire de psychologie sociale et cognitive² sur le comportement de ceux qui se retrouvent directement confrontés à une attaque terroriste ?
G. T. Son étude remet en question un lieu commun très répandu, à savoir que face un danger immédiat, l’être humain ne connaîtrait que le « sauve-qui-peut » et le « chacun pour soi » car il serait égoïste par nature. Or la plupart des rescapés du Bataclan que Guillaume Dezecache et ses collègues ont interrogés leur ont au contraire expliqué avoir eu eux-mêmes ou observé chez d’autres des gestes d’entraide ou de coopération durant l’attentat. Certains, au lieu de faire complètement le mort pour éviter de se faire tirer dessus ont par exemple pris le risque de saisir la main d’une personne blessée allongée à leurs côtés pour la réconforter. Ces comportements ont du sens du point de vue d’une stratégie de survie. Dans certaines circonstances, nous avons en effet davantage intérêt à nous soutenir mutuellement et à coopérer qu’à agir égoïstement pour rester en vie.
La répétition des attentats islamistes à laquelle nous assistons depuis plusieurs années contribue-t-elle à accentuer les divisions au sein de la société française ?
G. T. On sait grâce au sociologue américain Randall Collins qu’une attaque terroriste, en même temps qu’elle déclenche un réflexe de solidarité au sein de la société, attise des tensions. Ce sont néanmoins les deux faces d’un même processus. Une répétition des attaques de manière trop rapprochée s’avère par conséquent problématique pour la cohésion du pays. C’est ce que montre très bien l’étude de Laurie Boussaguet et Florence Faucher sur la façon dont le pouvoir exécutif français a géré les crises successives, en janvier et novembre 2015, puis en juillet 2016, lors de l’attentat de Nice. Il bénéficie au départ d’une forme d’union sacrée, avec la marche républicaine du 11 janvier, mais se trouve de plus en plus fragilisé à mesure que les attaques se répètent. Le rôle du pouvoir exécutif dans ces circonstances est pourtant primordial car, au-delà de la dimension sécuritaire, c’est aussi à lui qu’il revient d’incarner l’unité nationale pour éviter justement que les divisions ne prennent le dessus. On l’a encore vu au moment de l’assassinat de Samuel Paty. Alors que les réseaux sociaux s’enflamment et que l’extrême droite récupère immédiatement l’événement de manière très virulente, le président de la République se rend le soir même sur les lieux de l’attentat pour y tenir un discours d’unité. Ce faisant, il contribue à « cadrer » l’événement, ce qui est déterminant pour la suite du processus de réaction sociale à l’attentat.
Le livre revient également sur le traitement médiatique des attentats. Quel rôle jouent les médias dans notre manière d’appréhender ces événements ?
G. T. Ils jouent un rôle essentiel ! Ce à quoi nous réagissons, lorsque nous sommes confrontés à un attentat, au-delà de ceux qui en sont directement victimes ou témoins, est ce que nous en percevons au travers des médias. Selon les images que l’on nous en montre et les termes employés pour le qualifier et le mettre en récit, notre réaction ne sera pas la même. Il a été établi que la couverture médiatique des attentats en Occident tend depuis les années 1990 à faire de plus en plus de place aux victimes et aux réactions de la société civile. Là aussi, ce fut très clair après l’assassinat de Samuel Paty. De très nombreux articles dans la presse ont porté sur les réactions de ses collègues et des élèves du collège où il enseignait, des habitants de Conflans-Sainte-Honorine, ou d’autres enseignants d’histoire-géographie. Ce mode de traitement des attentats place les médias dans une situation ambivalente, puisqu’ils se retrouvent à rendre compte de l’émotion collective en même temps qu’ils l’alimentent.
Dans un chapitre de Face aux attentats, Claire Sécail et Pierre Lefébure s’intéressent à un autre versant de la couverture médiatique des actes terroristes, celui de leur traitement en direct à la télévision. Que montrent leurs recherches à ce sujet ?
G. T. Depuis les attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis et l’essor des chaînes d’information en continu, le suivi en direct des attentats terroristes est devenu la norme à la télévision. Or ce traitement « à chaud » de l’événement est propice à des dérapages. En janvier 2015, c’est par exemple BFM TV qui révèle pendant la prise d’otage de l’Hyper Cacher que des gens sont cachés dans la chambre froide du magasin. Le 14 juillet 2016, au soir de l’attentat de Nice, c’est France Télévisions qui interviewe un homme à côté de la dépouille de sa femme. À chaque fois, ces dérapages suscitent des interventions du CSA et de nombreux débats au sein de la profession. Mais malgré cela, Claire Sécail et Pierre Lefébure montrent qu’il y a peu de chances pour que ces dérapages cessent et que des « bonnes pratiques » se généralisent. Cela tient à des facteurs structurels tels que la division du travail au sein des rédactions, les impératifs propres au direct et la forte mobilité des carrières journalistiques qui ne facilite pas la transmission des savoir-faire.
Dans les jours qui suivent un attentat islamiste, certains médias alimentent aussi l’idée que ces attaques feraient le jeu de l’extrême droite. Dans quelle mesure ces prises de position médiatiques influencent-t-elles la société ?
G. T. Cela fait partie des idées reçues que j’évoquais au début. Les attentats islamistes offrent ce qu’on appelle en science politique une « fenêtre d’opportunité » aux entrepreneurs de la cause d’extrême droite pour faire avancer leurs idées. Dans le même temps, on a des chaînes d’information en continu qui remplissent à moindre coût du temps d’antenne avec des émissions de débats pour lesquelles il leur faut des invités aux idées bien arrêtées et aux positions simplistes. Leur objectif n’est pas du tout d’aboutir à des synthèses nuancées, mais a des clashs, qui susciteront ensuite de l’indignation et du buzz en ligne. C’est un écosystème très favorable aux extrêmes. Et c’est ainsi, comme l’a analysé Christopher Bail pour le cas des États-Unis depuis le 11-Septembre, que des positions tout à fait minoritaires dans la population tendent à devenir centrales dans les médias³. Pourtant, dans le même temps, Vincent Tiberj montre dans le dernier chapitre du livre que, depuis les années 1990, la tolérance progresse au sein de la population française. Notre société tend en fait à devenir de plus en plus ouverte. C’est une dynamique de fond, liée au renouvellement des générations, que les attentats n’enrayent apparemment pas. Les Français, dans leur ensemble, ne font donc pas d’amalgames entre les terroristes et la masse des musulmans. Vous constaterez qu’il n’y a d’ailleurs pas dans notre pays aujourd’hui d’émeutes anti-musulmans, comme il pouvait y avoir des émeutes anti-Italiens en réaction aux attentats anarchistes, l’assassinat du président Sadi Carnot par exemple, à la fin du XIXe siècle. La société a, fort heureusement, évolué depuis cette période.
Parmi les résultats présentés dans Face aux attentats, il y a aussi ceux du projet REAT4 que vous avez coordonné. Comment avez-vous procédé pour mener cette recherche visant à analyser les répercussions des attentats dans la société française ?
G. T. Il y a plusieurs volets, dont le principal consiste à analyser le contenu des messages déposés dans les mémoriaux éphémères apparus sur les sites des attentats du 13 novembre 2015, qui ont été collectés par les Archives de Paris. Ce travail révèle que d’un point de vue social, la réaction à un tel événement n’engage pas simplement un sentiment de commune appartenance. C’est plutôt une question de sentiment de proximité vis-à-vis des victimes qui est en jeu, et fait que chacun se sent plus ou moins concerné. La commune appartenance nationale est un facteur parmi d’autres. Il y a aussi le fait de connaître personnellement les lieux frappés, d’habiter ou d’avoir habité à proximité, ou dans la ville frappée, d’y connaître ou pas des gens, d’avoir le même âge ou le même profil sociologique que les victimes, etc. Certains ont ainsi réagi au 13 novembre en tant qu’amateur de rock, parent ou musulman, et pas simplement en tant que Français.
Plutôt qu’une société qui réagirait face à l’attaque « comme un seul homme », ce que l’on voit ainsi prendre forme, c’est une pluralité de publics touchés à divers titres, et qui forment ensemble une communauté de deuil aux frontières imprécises. C’est ce que montre aussi Romain Badouard dans le chapitre qu’il consacre aux réseaux sociaux. À la suite d’un attentat, ces derniers deviennent le théâtre de débats qui révèlent des conflits de valeurs au sein de la société et peuvent conduire à la formation de contre-publics. Tout cela doit nous amener à admettre que la société française est aujourd’hui beaucoup plus pluraliste qu’on ne veut bien le croire, sans que cela implique forcément que le lien social s’y désagrège.
Ce pan de votre travail a aussi donné lieu à la publication d’un autre livre intitulé Les mémoriaux du 13 novembre, codirigé avec la sociologue Sarah Gensburger. Comment est née l’idée de cet ouvrage qui analyse en même temps qu’il donne à voir les hommages rendus par une foule d’anonymes aux victimes de ces attentats ?
G. T. L’idée vient d’un projet mené par des chercheurs du Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC), l’équivalent espagnol du CNRS, à la suite des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, El Archivo del Duelo et auquel j’ai pris part durant ma thèse. Nous sommes toutefois allés plus loin qu’eux, en combinant l’analyse du contenu collecté dans les mémoriaux avec une étude in situ de ces mémoriaux et de leurs publics. En parallèle, nous avons mené une réflexion sur leurs usages patrimoniaux. Pour aboutir à cet ouvrage unique en son genre, illustré par plus de 400 photographies, nous avons travaillé main dans la main avec les Archives de Paris. Un chapitre de l’ouvrage est également dédié aux registres de condoléances ouverts à la suite des attentats par la mairie du 11e arrondissement de Paris, que l’historienne Hélène Frouard a étudiés dans le cadre d’un projet spécifique, lui aussi financé par le CNRS5. Il s’agit d’une source de première importance pour comprendre l’impact de l’événement à une échelle plus locale, mais non moins essentielle.
A lire:
Face aux attentats, Florence Faucher et Gérôme Truc (dir.), Presses universitaires de France, coll. « laviedesidées.fr », octobre 2020, 108 p.
Les mémoriaux du 13 novembre, Sarah Gensburger et Gérôme Truc (direction). Éditions de l’EHESS, octobre 2020.
Notes:
- Chargé de recherche à l’Institut des sciences sociales du politique (CNRS/Université Paris Nanterre/ENS Paris-Saclay)
- Unité CNRS/Université Clermont Auvergne.
- Terrified. How anti-muslims fringe organizations became mainstream, Princeton University Press, 2015.
- La Réaction sociale aux attentats : sociographie, archives et mémoire: https://reat.hypotheses.org/le-projet-reat
- https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/face-au-terrorisme-la-recherche-en-a…
Photo 1 : https://lejournal.cnrs.fr/articles/comment-la-societe-reagit-elle-face-aux-attentats. © Laurent GRANDGUILLOT/REA
Photo 2 : Tous les journaux français consacrent leur une aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris (15 novembre 2015). © AFP PHOTO/LIONEL BONAVENTURE
Photo 3 : Manifestation place de la République a Paris le 18 octobre 2020, en hommage a Samuel Paty. © Eric TSCHAEN/REA
Photo 4 : Ce papier » Reposez tous en paix » et un crayon font partie des objets déposés au mémorial de la place de la République pour rendre hommage aux victimes des attentats du 7 janvier 2015. © Jeoffrey GUILLEMARD/HAYTHAM-REA