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CNRS LE JOURNAL, OCTOBRE 2015

Après cinq ans d’absence, le phénomène El Niño est réapparu dans l’océan Pacifique tropical. Ce nouvel épisode pourrait affecter de nombreuses régions du globe jusqu’au printemps 2016.

Inondations en Amérique centrale, sécheresse en Indonésie et en Australie, perturbation de la mousson dans le Sud-Est asiatique, hivers plus humides ou plus froids qu’à l’accoutumé dans d’autres régions… Tel est le cortège de bouleversements climatiques qui devrait affecter la planète dans les prochains mois. Car cela ne fait désormais plus l’ombre d’un doute : un épisode El Niño de forte intensité est en cours. Les climatologues australiens et américains ont annoncé le retour du phénomène dès le printemps dernier après avoir constaté que la température de la surface de la mer s’était élevée de 1 °C au-dessus de la normale dans l’ouest et le centre du Pacifique tropical.

A elle seule, cette indication ne suffit pas à présager de l’arrivée d’un El Niño de grande ampleur, comme le rappelle Eric Guilyardi, du Laboratoire d’océanographie et du climat : expérimentations et approches numériques¹, à Paris : « Depuis le début des années 2000, la corrélation entre l’accumulation d’eau chaude dans le Pacifique et le retour d’El Niño est nettement moins évidente : la circulation atmosphérique joue en fait un rôle prépondérant dans le déclenchement puis l’évolution des événements les plus récents. »

Quand les alizés s’essoufflent

Pour comprendre le rôle clé de l’atmosphère dans la genèse d’El Niño il faut tout d’abord avoir à l’esprit que la température de la surface de l’océan Pacifique tropical n’est pas uniforme, mais s’élève graduellement en direction de l’ouest. Alors que les 100 premiers mètres de la colonne d’eau ne dépassent pas 22 °C près des côtes péruviennes, celle-ci avoisine 30 °C au large de l’Indonésie : c’est ce que les climatologues appellent la warm pool ou piscine d’eau chaude du Pacifique. « En temps normal, les alizés soufflant depuis l’est ont tendance à confiner cet important volume d’eau chaude au voisinage de l’archipel indonésien. Mais, lors d’une année El Niño, le régime des alizés faiblit drastiquement allant même jusqu’à s’inverser comme c’est le cas cette année », souligne Eric Guilyardi.

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©E. GUILYARDI

Résultat : les coups de vents répétés venant de l’ouest provoquent l’écoulement progressif de ce gigantesque réservoir d’eau chaude vers l’est du Pacifique. Son arrivée le long des côtes péruviennes peu après Noël coïncide alors avec le paroxysme de la perturbation climatique. Le surnom d’El Niño – l’enfant en espagnol – attribué par les pécheurs de la région, fait ainsi référence à la naissance de Jésus. Ce phénomène, de retour tous les trois à sept ans, est pourtant loin d’être un cadeau béni des dieux. « Cette accumulation soudaine d’eau chaude près des côtes du Pérou interrompt la remontée d’eaux froides et riches en nutriments permettant le développement de nombreuses espèces », précise Boris Dewitte, océanographe au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales², à Toulouse.

Des conséquences planétaires

En bloquant les apports de nutriments tels que le plancton, El Niño va en quelque sorte « stériliser » un écosystème marin d’ordinaire très poissonneux. Les côtes péruviennes sont en effet la principale zone de pêche à l’anchois de la planète et les dizaines de milliers de personnes vivant de cette activité se retrouvent brusquement au chômage technique pour plusieurs mois. L’augmentation de la température de l’océan fragilise par ailleurs les massifs coralliens des îles Galápagos en accentuant leur blanchiment. Les années où l’anomalie climatique est particulièrement marquée, on observe également une recrudescence des cyclones de forte puissance dans le centre et l’est du Pacifique. La température élevée de la surface de l’océan et la stabilité des vents qui accompagnent le phénomène climatique fournissent en effet les deux ingrédients indispensables au renforcement de ces dépressions tropicales.

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© A. MARINKOVIC/AFP PHOTO

Dans la zone intertropicale, directement influencée par El Niño, son potentiel délétère ne se limite pas au milieu marin comme l’explique Boris Dewitte : « En apportant un air plus chaud et chargé en humidité le long de la côte est du Pacifique, il engendre des pluies diluviennes à l’origine d’inondations et de glissements de terrain dans le nord du Chili, au Pérou et en Équateur. » Durant l’automne et au cours de l’hiver, les précipitations sont également supérieures à la normale sur une grande partie des États-Unis. En Californie, où la sécheresse sévit depuis quatre ans, on compte beaucoup sur l’arrivée du phénomène pour réapprovisionner des nappes phréatiques au plus bas. « En s’abattant brusquement sur un sol souvent laissé à nu par les incendies, ces pluies vont avant tout ruisseler vers les cours d’eaux accentuant ainsi le risque d’inondation », tempère Eric Guilyardi.

Un épisode potentiellement redoutable

À l’autre bout du Pacifique, le refroidissement des eaux à la surface de l’océan empêche la formation de nuages d’altitude chargés de pluie. Le nord-est de l’Australie et les îles d’Asie du Sud-Est, habituellement confrontés à de fortes précipitations, subissent au contraire une sécheresse marquée. En 1997-1998, lors du plus intense El Niño du siècle dernier, l’Indonésie a ainsi perdu 400 000 hectares de rizières. L’île de Sumatra fut pour sa part ravagée par de gigantesques incendies qui détruisirent 2 millions d’hectares de forêt. À l’échelle du globe, on estime que cet épisode aura causé la mort de 23 000 personnes et provoqué 40 milliards de dollars de dégâts dans 27 pays différents.

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© AFP PHOTO/REVOLI CORTE

Ce scénario catastrophe va-t-il se reproduire cette année ? Selon les derniers bulletins d’information diffusés par la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), l’agence américaine chargée de l’étude de l’océan et de l’atmosphère, il y a désormais 95 % de chance que le phénomène actuel se prolonge jusqu’au printemps 2016. La plupart des modèles numériques sur lesquels se basent les chercheurs pour prédire son évolution estiment, quant à eux, que les eaux de surface du Pacifique-Est subiront d’ici à la fin de l’année un réchauffement moyen de 2,5 °C, du même ordre que celui mesuré en 1997-1998. Malgré cette apparente similitude, les scientifiques préfèrent rester prudents sur les impacts potentiels de l’épisode en court. « Certaines perturbations comme l’affaiblissement de la mousson dans le sud de l’Inde ou en Afrique de l’Ouest doivent être perçues comme une augmentation du risque qui ne se vérifie pas toujours », illustre Eric Guilyardi. Au cours de l’événement catastrophique de 1997-1998, les niveaux de précipitations de la mousson indienne sont en effet restés proches de la normale alors qu’ils diminuèrent de 40 % lors de l’épisode moins marqué de 2002.

Une certitude tout de même : sous l’effet d’un réchauffement climatique non contrôlé, les El Niño extrêmes seront plus fréquents. Cela a récemment été confirmé³ par une équipe internationale dont faisait partie Eric Guilyardi : « Alors que ce type d’événement survient actuellement tous les quinze ans, nos résultats ont pu montrer sans ambiguïté que cette fréquence doublerait à compter de 2050 si rien n’est fait d’ici là pour enrayer les émissions de gaz à effet de serre. » Une raison de plus, s’il en fallait une, de tout mettre en œuvre pour lutter contre le changement climatique.

Notes:
1. Unité CNRS/UPMC/IRD/MNHN.
2. Unité CNRS/IRD/Cnes/UPS.
3. « Increasing Frequency of Extreme El Niño Events Due to Greenhouse Warming »,
Wenju Cai. et al., Nature Climate Change, 2014, vol. 4 : 111–116.

 www.cnrs.fr