CNRS LE JOURNAL, DÉCEMBRE 2017
Relier la Chine au Proche-Orient, à l’Afrique et à l’Europe, à la fois par terre et par mer, en créant de nouvelles routes de la soie, tel est l’objet du programme « Une ceinture, une route » du gouvernement de Pékin. L’économiste Jean-François Huchet analyse les conséquences géopolitiques de ce projet sans précédent.
Directeur adjoint du groupement d’intérêt scientifique (GIS) Asie jusqu’en septembre 2017, vous êtes spécialiste de l’économie chinoise et asiatique¹. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste le projet de nouvelles routes de la soie, lancé officiellement en 2013 par le président chinois Xi Jinping ?
Jean-François Huchet : L’idée de départ était de créer une version moderne des anciennes routes de la soie qui, des siècles durant, assurèrent le commerce entre l’Asie et l’Europe, principalement en direction de l’Europe. Ce réseau de routes essentiellement terrestres, qui s’est éteint au cours du XVe siècle pour des raisons diverses et variées, a été abandonné au profit de routes maritimes que sillonnèrent les navires des compagnies des Indes orientales jusqu’à la fin du XIXe siècle.
« Une ceinture, une route » est un ambitieux projet que l’on compare souvent au plan Marshall américain, programme d’aide économique à l’Europe lancé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Quelles en sont les grandes étapes ?
J.-F. H. : Ce projet vise en premier lieu à créer un réseau d’infrastructures dédiées au transport de marchandises de la Chine vers l’Europe en passant par l’Asie centrale. Cela implique la construction de nouvelles lignes ferroviaires et d’un vaste réseau routier à travers le continent eurasiatique. Sur le plan maritime, il s’agit cette fois de mettre sur pied toute une série d’infrastructures portuaires au niveau du détroit de Malacca, entre la péninsule malaise et l’île indonésienne de Sumatra. D’autres ports devraient ensuite voir le jour le long de l’océan Indien, dans le nord-est de l’Afrique et dans toute l’Europe du Sud. Dans un second temps, des zones économiques spéciales devraient être créées afin d’assurer le développement local de certains territoires. Le stade ultime de ce projet consistera sans doute à faire transiter des données informatiques le long de ces axes commerciaux, via notamment l’installation de réseaux de fibre optique.
À quel montant estime-t-on le coût de sa réalisation ?
J.-F. H. : On parle aujourd’hui d’un budget global de 800 à 1 000 milliards de dollars. À titre de comparaison, cela représente cinq à six fois le budget du plan Marshall lancé par les Américains pour l’Europe. Routes, voies ferrées, ports commencent déjà à sortir de terre au Pakistan, dans plusieurs pays d’Asie centrale ainsi qu’en Europe. Or, si la Chine continue sur cette lancée, le budget prévisionnel pourrait rapidement être dépassé tant les besoins en infrastructures dans ces régions sont importants.
La Chine a-t-elle les moyens de financer un tel réseau d’infrastructures ?
J.-F. H. : Un vaste système financier a été mis en place par Pékin, avec le soutien de ses propres banques mais aussi avec celui d’institutions financières internationales fondées par la Chine et dans lesquelles elle joue un rôle moteur. C’est le cas de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, qui aide au financement de grands projets d’infrastructures et de décloisonnement de certains territoires. Le pays dispose par ailleurs d’importantes réserves en devises qu’il a longtemps investies presque exclusivement dans l’achat de bons du trésor américains. Mais, depuis une dizaine d’années, la Chine cherche à diversifier l’utilisation de ses réserves financières. Bien que la croissance chinoise ne soit plus aussi spectaculaire depuis quelques années, le pays continue de générer des excédents sur sa balance commerciale qu’il a tout intérêt à réinvestir au-delà de ses frontières pour ne pas générer de déséquilibres macroéconomiques intérieurs tels que de l’inflation.
Comment l’Inde et la Russie voient-elles l’arrivée massive d’investissements chinois dans ce qui était jusqu’ici leur pré carré géostratégique ?
J.-F. H. : Jusqu’à récemment, la partie terrestre de ce vaste espace que constitue le continent eurasiatique était en effet sous influence russe, alors que l’Inde contrôlait plutôt son versant maritime. La prudence de ces deux pays à l’égard d’un projet qui vise à étendre le pouvoir géopolitique de leur puissant voisin est donc tout à fait légitime. Les relations russo-chinoises restent malgré tout relativement bonnes. Depuis une quinzaine d’années, beaucoup de travail a d’ailleurs été mené dans ce sens via l’Organisation de coopération de Shanghai, qui regroupe plusieurs pays d’Asie centrale. Côté indien, le problème majeur demeure le Pakistan, qui bénéficie d’un grand programme d’assistance économique de la part de la Chine. Si l’aide chinoise à l’égard du Pakistan n’est pas nouvelle, elle s’est toutefois accrue depuis le lancement du projet des nouvelles routes de la soie. Bien que l’Inde n’hésite pas à manifester son mécontentement à ce propos, en boycottant par exemple la dernière grande réunion autour de l’initiative « Une ceinture une route », qui s’est tenue à Pékin en mai 2017, elle sait aussi faire preuve de coopération puisqu’elle participe à la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures et entretient des relations avec la Chine sur d’autres projets économiques.
Les autres grandes puissances eurasiatiques sont-elles pour autant en mesure de faire avorter l’initiative chinoise ?
J.-F. H. : Cela paraît fort peu probable. En Asie centrale, des pays comme l’Ouzbékistan, le Kazakhstan ou le Kirghizistan reçoivent des aides de la part d’institutions chinoises uniquement, sur lesquelles les trois autres grandes puissances concernées par le projet – l’Inde, la Russie et l’Iran – n’ont strictement rien à dire. Selon moi, les risques proviennent davantage de régions eurasiatiques traversées par ces futures routes commerciales, qui restent instables sur le plan politique. C’est par exemple le cas de la vallée du Ferghana, en Ouzbékistan, ou des régions du Cachemire et du Baloutchistan, que se disputent l’Inde et le Pakistan, et dont la Chine peut difficilement prévoir l’évolution à court ou moyen terme.
Dans quelle mesure l’initiative chinoise actuelle doit-elle réorganiser le jeu des alliances géopolitiques dans la région eurasiatique ?
J.-F. H. : Pour l’heure, on ne voit pas émerger un axe Russe-Chine contre l’Inde. Une forme d’alliance entre Russes et Chinois semble en revanche se dessiner, comme l’illustre le soutien accordé par la Chine à la Russie en 2014. Ce soutien s’était manifesté après les sanctions de l’Union européenne et des États-Unis à l’encontre de la Russie pour son implication dans la crise ukrainienne. La Chine est ainsi devenue le principal investisseur dans l’économie russe, tandis que la Russie est aujourd’hui le premier fournisseur de la Chine en gaz et en pétrole. Pour l’empire du Milieu, les relations avec son voisin russe ont néanmoins tout intérêt à demeurer purement économiques. Car dès lors qu’elles prendront un tournant politique ou militaire, les liens entre ces deux grandes puissances ont de fortes chances de devenir beaucoup plus conflictuels.
Comment le Japon, qui a longtemps dominé cette région du monde, perçoit-il la volonté chinoise d’étendre son emprise économique ?
J.-F. H. : Une forme de concurrence existe certes entre ces deux pays, notamment via les institutions financières avec, d’un côté la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, sur laquelle la Chine a la mainmise, et de l’autre la Banque asiatique de développement, dominée par le Japon. Mais ce dernier reste pour l’heure dans une posture d’observateur, à l’image de son vieil allié américain. Depuis plusieurs années, le Japon a toutefois parfaitement conscience que le géant chinois aspire à accroître sa puissance en dehors de ses frontières. En attestent les conflits récurrents en mer de Chine entre ces deux pays, non seulement pour l’exploitation des ressources pétrolières et halieutiques (c’est-à-dire liées aux problèmes de la pêche), mais aussi dans le but de se projeter militairement. Dans l’espace eurasiatique où il n’a pas véritablement d’emprise, le Japon pourrait en revanche être amené à rejoindre l’initiative « Une ceinture, une route », s’il obtient l’aval des États-Unis.
Quelle est la position de l’Europe sur ce projet de nouvelles routes de la soie ?
J.-F. H. : Au niveau européen, il y a encore beaucoup d’interrogations à ce sujet car la Chine a une façon d’appréhender les régions européennes qui ne correspond pas à celle de Bruxelles. La Chine fait par exemple la distinction entre les pays d’Europe du Sud et les ex-nations socialistes d’Europe centrale. Or, Bruxelles ne voit pas d’un très bon œil le fait que des pays traditionnellement ancrés dans l’espace européen, sans pour autant faire partie de l’Union européenne, comme c’est le cas de la Serbie, fassent désormais de la Chine un partenaire économique incontournable.
Notes :
- Jean-François Huchet est professeur des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et vice-président à la recherche de l’Inalco. Il a été directeur adjoint du GIS Asie jusqu’en septembre 2017.
Photo 1 : Vue aérienne du port de Beihai, dans le sud-ouest de la Chine. Point de départ de l’ancienne route de la soie marine, il y a plus de 2 000 ans, la ville est toujours un point stratégique d’exportation pour la Chine. © Huang Xiaobang/XINHUA-REA
Photo 2 : Arrivée du premier train de marchandises reliant Wuhan, en Chine, à Lyon, en France, dans le cadre des nouvelles routes de la soie (avril 2016). © Laurent CERINO/REA
Photo 3 : La Banque asiatique d’investissement, inaugurée à Beijing (Pékin) en janvier 2016, a été fondée par la Chine pour jouer un rôle capital dans le financement du projet «Une ceinture, une route». © Lan Hongguang/XINHUA-REA
Photo 4 : Attraction touristique majeure, la montagne arc-en-ciel du parc géologique national de Zhangye Danxia, dans la province de Gansu, conserve les traces des anciennes routes de la soie abandonnées au cours du XVe siècle. © SIPA Asia/ZUMA/REA