SPORT ET VIE HORS SÉRIE, N°31, DÉCEMBRE 2009

Ils sont quelques centaines, peut-être même quelques milliers, à parcourir le globe à la seule force de leurs mollets. Ces cyclotouristes infatigables sont les derniers aventuriers de l’histoire.

Faute d’avoir le vent dans le dos (on n’a pas toujours de la chance), le cyclotouriste a aujourd’hui le vent en poupe. Personnage à part dans une société de consommation où voyager à l’autre bout du monde est devenu presque aussi facile et bon marché que de prendre le TGV pour traverser la France, le globe-trotter à bicyclette n’en demeure pas moins une espèce en voie de développement. On ne compte plus en effet le nombre de blogs, de livres, d’articles et d’ouvrages divers relatant les parcours d’apprentis aventuriers partis sur deux roues voir si le monde est plus beau ailleurs. Plus beau ou simplement différent. Car, généralement, ce genre d’entreprise se nourrit d’une recherche existentielle, d’un besoin de nouveauté et de cet espoir un peu fou qui veut, c’est bien connu, que l’herbe soit toujours plus verte ailleurs. Le vert justement, la nature, l’écologie est un des leitmotivs qui revient souvent dans le discours des cyclotouristes. Comme le dénommé Charles Brigham, cet Américain qui a quitté son Wisconsin natal et son magasin de cycles un jour de septembre 2007 pour “faire la route” comme ils disent (1). Ce sportif, tout juste 30 ans, fait l’apologie du vélo, de la nature et des joies de la lenteur en général: “Les gens ne sont pas faits pour voyager aussi vite. Je souhaite donc promouvoir la bicyclette et combattre notre addiction à la vitesse, qui nous fait brûler du pétrole et tue à petit feu notre communauté. Je ne trouve pas naturel du tout de prendre l’avion, ni même la voiture et j’aimerais que les gens réalisent qu’il existe une alternative à ce mode de vie.“ Pour faire passer ses idées, il sollicite régulièrement la presse locale et propose de réparer gratuitement le vélo des gens en s’installant quelques jours sur les places et autres squares de chacune de ses villes-étapes. L’occasion aussi de discuter avec les passants et de rompre un temps au moins la solitude du voyage. “Pédaler est parfois difficile, mais moins que la solitude. D’ailleurs il peut arriver que l’on se sente seul même au beau milieu d’une foule de gens. Je rencontre sans arrêt de nouvelles personnes et je me suis fait depuis mon départ des centaines de nouveaux amis. Mais ce type de relation n’est en rien comparable avec l’amitié que l’on ressent pour ses proches et ses copains d‘enfance.“ Avec sa barbe hippie, Brigham a prêché cette bonne parole à travers les Etats-Unis avant de traverser l’Océan Atlantique (deux mois sur un voilier) direction l’Europe et la Grande-Bretagne, le Benelux, la France puis, aux dernières nouvelles, la Péninsule Ibérique. Aux convictions écologiques s’ajoutent les notions de plaisir, de curiosité et un goût certain pour les paysages grandioses.

Quels curieux personnages

On retrouve ces traits de caractère chez Janne Corax Rikerth, un Suédois adepte du cyclotourisme depuis 1994. Il n’est pas rare de voir ce spécialiste des hauts sommets culminer à plus de 5000 mètres d’altitude: hauts plateaux tibétains, Népal, Cordillère des Andes argentine, Kilimandjaro, Caucase… Aucun ne lui échappe! Il est l’un des seuls aussi à s’être aventuré sur l’autoroute du Pamir (The Pamir Highway, en anglais) qui relie le Tadjikistan au Kirghizstan. Prochain défi: gravir les 25 plus hauts sommets des Andes en Amérique du Sud (2). Outre la beauté des paysages, il explique ce qui le pousse à accomplir de tels exploits: “Certains veulent comprendre le monde. D’autres cherchent la gloire. D’autres encore le sens de la vie ou prouver quelque chose, à eux-mêmes ou aux autres. En ce qui me concerne, ça n’est qu’une simple question de curiosité. Le monde est vaste, immense, et j’ai simplement très envie de le connaître.“ Avec l’idée sous-jacente d’aller là où aucun cycliste n’a jamais osé poser une roue. Comme lorsqu’il parvient à atteindre avec sa compagne le sommet du Kangzhagri au Tibet, après 27 jours d’expédition et d’isolement total au milieu de nulle part: “Se retrouver là où personne n’a jamais été et s’assoir tranquillement à 6323 mètres d’altitude dans la désolation, au-dessus d’un paysage majestueux, procure un sentiment fantastique. D’autant que nous avions échoué quatre ans plus tôt. Nous étions au bord de l’épuisement, chaque seconde était un vrai calvaire. Alors que la seconde fois, nous aurions pu y rester des heures.“

Qui n’a pas son Blog?

“Un tour du monde à vélo devrait être vécu comme une forme de rébellion contre la société“, estime Claude Marthaler l’un des tout premiers à avoir traversé l’Union soviétique à bicyclette quelques mois après son effondrement (3). Ce Genevois de 40 ans à la carrure d’athlète sait de quoi il parle. Bercé dans sa jeunesse par les récits des premiers voyageurs à vélo, l’homme a traversé pas moins de soixante pays durant les sept années de son périple autour du monde. Si le désir de partir vers l’inconnu tient encore selon lui une place importante chez le “cyclo-aventurier” du XXIe siècle, il lui semble toutefois que la démarche de ses contemporains manque désormais de spontanéité: “Cela devient de plus en plus difficile de rencontrer quelqu’un qui a décidé de faire un tour du monde à vélo et qui n’a pas encore créé son blog ou son site web, ni choisi son itinéraire avec précision, ou encore établi sa liste de sponsors, et surtout qui, sans tous ces garde-fous, ne partirait pas.” Sans doute le cyclotourisme n’est-il plus l’apanage de sportifs de haut-niveau comme cela pouvait encore être le cas au début des années quatre-vingt dix. Il suffit d’ailleurs d’entrer des expressions comme “tour du monde à vélo” ou sa traduction anglosaxonne “world bicycle touring” dans le premier moteur de recherche venu pour apprécier le foisonnement des sites Internet et autres blogs dédiés aux voyages à vélo. Préservation de la biodiversité, collecte de fonds pour lutter contre la pauvreté ou le cancer, rencontre d’entrepreneurs “éco-responsables”… y sont parfois mis en avant comme autant d’alibis au départ. “J’ai parfois le sentiment que derrière l’exploit sportif se cache un réel besoin de reconnaissance vis-à-vis de la société“, analyse Claude Marthaler. L’esprit d’aventure si cher aux pionniers du voyage à vélo serait-il donc mort et enterré? N’exagérons rien. Car, si la jeune génération fait montre d’un peu plus d’organisation que ses aïeux, elle n’en demeure pas moins portée par la découverte de l’inconnu. Une curiosité sur laquelle vient désormais se greffer une motivation plus personnelle, plus existentielle, née la plupart du temps du refus d’un certain mode de vie dénué de sens, basé sur une société de consommation et de profit dont on peut se sentir parfois à juste titre étranger. Le cyclotourisme offre alors une porte de sortie des plus attrayantes. En témoigne ce couple de Français, Adeline et Olivier (4) partis en tandem à travers l’Afrique au début de l’année: “En faisant ce choix, nous avions la volonté de rompre avec le schéma social traditionnel qui veut qu’à notre âge, -24 et 27 ans- on songe avant tout à son plan de carrière, à investir dans un appartement où à fonder un foyer. A l’approche du départ, nous avions le sentiment d’être au bord d’un précipice avec derrière nous la sécurité de la terre ferme et sous nos pieds l’appel grisant du vide. Nous avons choisi de sauter en utilisant toutefois quelques parachutes.”

Les dangers de la route

Alors, rébellion ou fuite? Tout est question de point de vue. Mais force est de constater que le concept même du cyclotourisme s’éloigne progressivement de ses préceptes d’antan pour calquer sa pratique sur celle de son époque. Celle d’un souci permanent d’anticipation et d’une évaluation méticuleuse des risques. S’il est dans la nature humaine d’avoir peur et de se prémunir de tout danger, il convient comme toujours de ne pas tomber dans l’excès. Trop de préparatifs, trop d’argent, trop de calculs ont sans doute refroidi bien des ardeurs. “Pour nous, l’étape la plus délicate n’a pas été le départ mais la période où nous avons décidé de nous lancer pour de bon dans ce projet un peu fou. Nous avons vécu notre départ comme un aboutissement et nos premiers coups de pédales nous ont procuré beaucoup de satisfaction et un immense soulagement. Nous concrétisions un projet imaginé deux ans auparavant et sur lequel nous travaillions activement depuis plus de six mois“, se souviennent effectivement Adeline et Olivier. Qu’il se décide sur un coup de tête ou après une longue réflexion, le voyage à vélo reste une aventure qui vous projette dans l’inconnu, avec ses joies bien sûr, mais aussi son lot de tuiles. “Il n’y a pas forcément plus de danger à rouler à l’autre bout du monde qu’en bas de chez soi”, estime Claude Marthaler. C’est plutôt la perception que nous les Occidentaux avons de ces risques qui donne cette impression.” En parallèle des dangers que le cycliste rencontre quotidiennement en Occident, le cyclotouriste doit avant toute chose se méfier comme de la peste des véhicules motorisés. “Aux Etats-Unis il m’est arrivé assez régulièrement de me faire insulter par des automobilistes qui arrivaient à mon niveau pour me dépasser”, se souvient d’ailleurs le cycloaventurier suisse. Les plus expérimentés en la matière n’hésitent pas à avancer l’idée que les cyclistes sont une proie de choix pour de nombreux chauffeurs routiers en mal d’occupation. En 2003, l’Américain Ken Kiffer, fervent adepte de la philosophie de vie d’Henry David Thoreau, le célèbre auteur de Walden ou la vie dans les bois, fut l’une des ces victimes collatérales de la difficile cohabitation entre automobiles et bicyclettes. Ironie du sort, après plusieurs décennies passées à parcourir de long en large les routes d’Amérique du Nord, c’est finalement à quelques kilomètres de son domicile que s’acheva son périple, percuté par un automobiliste éméché.

Le vélo de course ou la vie

Si les accidents de la route sont assez fréquents, les attaques à main armée restent en revanche très exceptionnelles même si elles constituent, et de très loin, l’évènement le plus traumatisant qui soit. Bernard Magnouloux (5), qui réalisa un tour du monde à vélo dans les années 80 en a fait la cuisante expérience. Sauvagement agressé au Mexique par des voleurs munis d’armes à feu qui en voulaient à son vélo, le Français fût contraint de mettre son projet entre parenthèses le temps de récupérer du traumatisme souffert. Au point même de songer à raccrocher. “Le choc psychologique provoqué par cette agression m’a obligé à prendre un an de congé en France avant de pouvoir repartir“, expliquait-il dans une récente interview. L’ami Marthaler a quant à lui eu un peu plus de chance. Et la seule véritable agression à laquelle il dût faire face eut lieu en Ukraine au tout début de son tour du monde qui le mena des hauts plateaux tibétains au cœur de l’Afrique. Dans ce pays où le communisme venait de laisser la place à une économie exsangue, trois hommes armés d’une barre de fer surgirent d’une Lada avec la ferme intention de lui dérober ses effets personnels. Même si cette tentative se solda par un échec pour ses agresseurs, l’aventurier n’en demeura pas moins traumatisé. Voici comment il l’explique dans Le Chant des Roues, le livre qui retrace son périple: “Je réalise aujourd’hui que j’ai échappé au pire et que malgré l’accueil extrêmement chaleureux des Ukrainiens, je n’avais plus le cœur au voyage (…) sur la route d’Odessa, j’avais la hantise d’une agression au sommet de chaque montée.” Une peur qu’il parviendra à surmonter, sans repasser par la case départ puisqu’il restera finalement en selle pendant plus de 120.000 kilomètres.

Impossible de s’arrêter de pédaler

Bien qu’il soit d’abord perçu comme un touriste ayant les moyens financiers de voyager, le cycliste au long court suscite la plupart du temps davantage de curiosité et d’admiration que de mépris et de jalousie de la part des différents autochtones. A condition bien sûr d’éviter autant que faire se peut les régions les plus instables du globe. Mais si les dangers qui guettent les “cycloaventuriers” sont bien souvent surestimés, il en est un auquel tous seront confrontés un jour ou l’autre: celui de l’angoisse qui accompagne le retour à une vie plus “normale”. Et sur ce point, l’Allemand Heinz Stücke est sans conteste l’un des mieux placés pour en parler. Cela fait maintenant cinquante ans que cette légende du cyclotourisme roule sa bosse à vélo, depuis ce jour d’août 1960 où il décide presque par défi envers ses amis de se mettre en selle direction le grand Est et l’Asie qui le font rêver. Il avait tout juste 20 ans et était loin de se douter qu’il se lançait dans une aventure sans retour, ou presque. Car si les raisons qui poussent à tout quitter pour le vélo ne manquent pas, celles qui nous forcent à revenir au bercail finissent par s’estomper au fil du temps. “C’est amusant le nombre de fois où je me suis dit que j’allais rentrer à la maison, et du coup le nombre de fois où j’ai fait machine arrière. On m’a souvent demandé en chemin quand j’avais l’intention de rentrer chez moi. Je répondais toujours que je ne savais pas, l’année prochaine peut-être ou celle d’après, qu’on verrait bien…” Et depuis, en effet, il n’est jamais parvenu à rentrer, fuyant les siens sitôt rentré dans son Allemagne natale. Ce fut le cas en 1977 lorsque, à peine de retour en famille, il réalise que son aventure est finie et qu’il lui faut désormais retravailler, comme tout le monde. Ou comme en juillet 2001 où, devenu une véritable légende vivante, il s’arrête le temps d’un bref passage télé pour mieux s’éclipser ensuite. A croire que le retour est une épreuve bien plus difficile à gérer qu’on ne le pense. “Je connais beaucoup de cyclotouristes qui font de véritables dépressions au retour d’un long périple”, avoue Janne Corax Rikerth, notre spécialiste des hauts sommets. “C’est une question de choix de vie. Personnellement je pense que la ‘vie normale’ est difficile. S’arranger avec la routine et l’ennui liés aux obligations domestiques et professionnelles, ça c’est dur. Voyager est facile. Tu fais ce que tu dois faire à chaque instant, et tu le fais pour toi. Pour ton plaisir.” Les Anglo-Saxons appellent cela le “post travel syndrome”, ou syndrome de fin de voyage que Claude Marthaler résume en ces termes: “Au retour d’un périple de plusieurs années à vélo, le risque est grand de perdre les pédales. On se retrouve alors dans une sorte d’état second qui, selon moi, s’apparente beaucoup à un processus de deuil qui peut durer plusieurs mois.“ Bref, on déprime un peu. Face à cette situation d’angoisse qui suit le retour à la vie normale, l’écriture d’un carnet de route ou l’animation de conférences retraçant le périple facilitent une transition progressive et en douceur du nomadisme vers la sédentarité, en plus de rapporter au passage quelques menues monnaies souvent bienvenues pour ces voyageurs qui terminent leur aventure fauchés comme les blés. Verbaliser apparaît donc comme le meilleur remède à cet étrange mal dont l’origine pourrait bien remonter aux prémisses de l’humanité. Et de poser cette sempiternelle question sur laquelle bon nombre de philosophes se sont déjà cassé les dents: l’homme est-il foncièrement nomade ou sédentaire? Le sujet a bien sûr inspiré les plus grands comme Jacques Brel lorsqu’il déclarait ironiquement peu de temps avant sa mort: “Ce qu’il y a de difficile, pour un homme qui habiterait Vilvorde et qui voudrait aller à Hong-Kong, ça n’est pas d’aller à Hong- Kong, c’est de quitter Vilvorde.”

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