CNRS LE JOURNAL, NOVEMBRE 2019
Longtemps perçues comme totalement isolées, les sociétés d’Afrique subsaharienne de l’époque médiévale étaient au contraire fortement connectées entre elles et avec d’autres régions du monde. C’est ce que démontre le programme de recherche GlobAfrica.
On a coutume de dire que les vainqueurs écrivent l’Histoire. En Afrique subsaharienne, cet adage pourrait s’appliquer à l’époque médiévale qui a précédé l’impérialisme européen sur le continent. Encore aujourd’hui, le récit de cette période qui s’étend du XIe au XVIIe siècle s’appuie largement sur les observations parcellaires et souvent partisanes des premiers colonisateurs. Mais réfuter, à coups de contre-exemples, l’idée d’un continent isolé n’est plus suffisant : la recherche historique, forte de nouveaux outils, peut aujourd’hui documenter ces connexions.
Bien que cette vision d’une Afrique médiévale « autarcique » soit désormais contredite par diverses études, peu de travaux se sont jusqu’ici intéressés à la nature exacte de ces connexions intercontinentales. Fort de ce constat, le programme GlobAfrica a vu le jour en 2015 afin de décrypter le mode de fonctionnement et l’ampleur de ces échanges passés. Durant quatre années, ce projet pluridisciplinaire financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) a réuni une cinquantaine de chercheurs d’horizons très différents : historiens, archéologues, paléobotanistes, généticiens, linguistes, historien de l’art, géographes, spécialistes en paléopathologie moléculaire, ethnobotanistes, économistes, etc.¹
Changer l’angle d’analyse
« Ce projet d’envergure s’est construit à partir de trois études de cas centrées sur les échanges commerciaux, les grandes épidémies et l’appropriation des plantes exogènes », résume Adrien Delmas, directeur du Centre Jacques Berque² de Rabat et principal coordinateur de GlobAfrica. Dès le XIe siècle et jusqu’à l’installation des Portugais le long des côtes bordant l’océan Indien au début du XVIe siècle, cette bande littorale fut le théâtre d’intenses échanges commerciaux entre les réseaux marchands arabes, indiens ou chinois et les puissants royaumes implantés sur les hautes terres africaines.
« Si l’on sait que cette région est à l’origine de l’émergence puis de la diffusion de la culture swahilie, la nature de ses relations avec des ensembles politiques et culturels aussi importants que les monarchies des Grands Lacs, en Afrique centrale, ou le Grand Zimbabwe, en Afrique australe, pose toujours question, souligne Adrien Delmas. Nos investigations visaient donc à changer l’angle d’analyse en étudiant les sociétés littorales du point de vue des royaumes de l’intérieur. » Les chercheurs du programme GlobAfrica ont ainsi mené plusieurs campagnes de fouille au Zimbabwe et au Mozambique sur des sites encore peu prospectés comme celui de l’ancienne ville de Sofala, considérée comme le principal débouché maritime de l’empire du Grand Zimbabwe.
L’étude des strates de la période médiévale a permis de révéler la présence de biens de prestige comme des perles de verre fabriquées en Asie du Sud-Est ou des fragments de céramiques originaires de Chine. Ces découvertes qui attestent de la dimension internationale des connexions entre les royaumes du plateau continental et les comptoirs commerciaux de la côte swahilie sont confirmées par l’analyse des récits de géographes musulmans datant de la fin de la période médiévale. Un travail minutieux a ensuite permis de reconstruire en détail le tracé de ces routes commerciales qui reliaient l’ensemble de l’Afrique australe aux systèmes économiques de l’océan Indien³.
La peste comme marqueur d’échanges
Le second volet de GlobAfrica s’est déroulé 4 000 km plus à l’ouest, dans la région bordant le golfe de Guinée. Entre 2015 et 2018, quatre campagnes de fouilles ont été organisées au Nigeria sur le vaste et prestigieux complexe urbain médiéval d’Ife par une équipe internationale de chercheurs dirigée par Gérard Chouin, professeur d’histoire au Collège de William & Mary (États-Unis). Au fil des travaux, les archéologues vont y mettre en évidence une couche de couleur noire porteuse d’informations précieuses sur la première moitié du XIVe siècle. Cette couche témoigne en effet d’un abandon du site si brutal que les habitants furent contraints de laisser derrière eux des objets rares et précieux, telles des têtes en bronze qui étonnent encore par leur raffinement.
Si l’étude sédimentologique en cours de la couche noire permettra de mieux comprendre cet événement qui signe la chute de l’un des centres de civilisation les plus importants de l’Afrique tropicale humide, les archéologues ont élaboré un premier scénario qui pourrait expliquer, en l’absence de traces de conflit armé, le départ précipité des habitants. Le scénario avancé est celui d’une crise sanitaire majeure associée à la peste noire. Cette redoutable pandémie qui a ravagé une grande partie de l’Asie avant d’arriver en Europe en 1348, pourrait avoir atteint l’Afrique de l’Ouest à la faveur d’échanges commerciaux.
D’autres résultats du projet GlobAfrica vont d’ailleurs dans le sens de cette hypothèse. La relecture de sources historiques médiévales a notamment montré qu’au XVe siècle, deux saints européens adoptés par la culture et l’iconographie éthiopiennes étaient déjà associés à la peste. Mais c’est l’étude du génome d’une souche moderne de Yersinia pestis demeurée longtemps active en Afrique de l’Est qui a permis d’établir que cette dernière descendait d’une souche plus ancienne liée à l’épidémie de peste qui frappa l’Europe à partir des années 13604. En se focalisant sur l’analyse de restes humains provenant d’autres sites médiévaux d’Afrique de l’Ouest, le consortium espère désormais isoler de l’ADN ancien de Yersinia pestis et confirmer ainsi leur théorie audacieuse.
Une analyse historique rétrospective
Le dernier axe de recherche de GlobAfrica s’est intéressé à la région des Grands Lacs située dans la partie méridionale de la vallée du grand rift. Son objectif : préciser le rôle des plantes importées d’Amérique à partir du XVIe siècle sur l’organisation économique, sociale et culturelle des foyers de peuplement de cette vaste zone géographique. « À l’échelle de la région des Grands Lacs, il faut savoir que la grande majorité des cultures vivrières actuelles comme la patate douce, le manioc, le maïs, les haricots, les arachides ou les piments proviennent des Amériques », précise Christian Thibon, professeur d’histoire à l’Université de Pau et coordinateur de cette partie du programme.
L’approche pour le moins originale adoptée par cette dernière série d’investigations repose sur une forme d’analyse historique rétrospective. S’appuyant sur la physionomie des paysages agricoles actuels et du XIXe siècle, la diversité et l’intensité culturale ainsi que la distribution des densités de populations, l’équipe s’est efforcée de reconstituer l’évolution des systèmes de culture et des structures sociales au cours des siècles précédents et remonter ainsi jusqu’à l’époque médiévale. En sortant des sentiers battus, les chercheurs ont pu montrer que la grande diversité des variétés de plantes cultivées au nord du lac Victoria résultait notamment d’intenses échanges de graines, de savoirs et d’expériences entre communautés paysannes, menés à l’écart des grands axes de communication et en dehors de tout cadre politique et commercial.
Vers un récit panafricain plus empirique
Le travail des ethnobotanistes et des linguistes de l’équipe autour de la manière de nommer les plantes cultivées a quant à lui permis de mettre en évidence deux axes majeurs de diffusion des espèces végétales américaines depuis l’ouest en suivant le bassin du fleuve Congo et à partir du nord en remontant la vallée du Nil jusqu’au lac Victoria5. Des conclusions qui viennent compléter le consensus actuel tendant à privilégier une arrivée de ces plantes à partir de la côte orientale. « Si nos travaux bousculent quelque peu la vision d’une région des Grands Lacs dirigée par de puissants royaumes, dont il ne faut pas oublier que le pouvoir a été renforcé par les colonisateurs, ils s’évertuent surtout à raconter l’histoire de sociétés sans États et de royaumes oubliés, ayant contribué à l’essor de cette partie de l’Afrique par la culture d’une grande diversité de plantes exogènes », résume Christian Thibon.
Alors que GlobAfrica s’est achevé il y a peu, se pose désormais la question de la valorisation de la somme de connaissances issues de plus de quatre années de recherche. Une mise en valeur d’autant plus nécessaire que l’idée d’une histoire africaine construite sur le plan national reste encore très ancrée dans les consciences. « Tandis que le besoin d’histoire précoloniale s’exprime aux quatre coins du continent, les travaux historiques continuent de faire cruellement défaut en Afrique, rappelle Adrien Delmas. Les archives et évidences historiques, archéologiques ou scientifiques accumulées tout au long du programme ont donc vocation à nourrir des modèles alternatifs à même de dessiner une histoire panafricaine plus empirique. »
Notes :
- Le programme GlobAfrica a réuni neuf partenaires principaux : le laboratoire Afrique au sud du Sahara (CNRS/Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères), l’Institut français d’Afrique du Sud (IFAS), les Instituts français de recherche en Afrique d’Ibadan (Nigeria) et de Nairobi (Kenya), le laboratoire Les Afriques dans le monde (CNRS/ Sciences-Po Bordeaux), l’Institut des mondes africains (CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/EHESS/IRD/Aix-Marseille Université), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, l’Université du Witwatersrand (Afrique du Sud) et l’Université de William & Mary (États-Unis).
- Unité CNRS/Ministère de l’Europe et des Affaire étrangères.
- Voir « L’Afrique orientale et l’océan Indien : connexions, réseaux d’échanges et globalisation », Thomas Vernet et Philippe Beaujard (dir.), Afriques, n° 6, 2015.
- Voir « Sillages de la peste noire en Afrique subsaharienne : une exploration critique du silence », Gérard Chouin (dir.), Afriques, n° 9, 2018.
- Voir « La diffusion des plantes américaines dans la région des Grands Lacs », Elizabeth Vignati (dir.), Les Cahiers d’Afrique de l’Est, n° 52, 2019.
Photo 1 : Enclos en ruine du Grand Zimbabwe, ancienne cité médiévale d’Afrique de l’Est datant du XIIIe siècle, qui fut jusqu’au XVe siècle le centre du royaume du Zimbabwe. Celui-ci rassemblait le Zimbabwe et le Mozambique actuels. © Omniphoto/UIG / Bridgeman Images
Photo 2 : Planisphère Al-Idrisi, du nom du géographe arabe Muhammad Al-Idrisi (v. 1100- v. 1165-1175), créé à la demande du roi de Sicile Roger II (1095-1154). Il représente le monde connu au XIIe siècle, avec la particularité d’être orienté Sud/Nord. © Granger / Bridgeman Images
Photo 3 : À Ife, en 2018, les archéologues ont mis au jour une couche noire épaisse qui témoigne d’un abandon brutal du site au cours de la première moitié du XIVe siècle, peut-être causé par une épidémie de peste noire. © Mission Archéologique d’Ife-Sungbo
Photo 4 : De nombreux objets précieux ont été abandonnés subitement par les habitants. En témoignent les restes de ce collier en perles de verre daté du XIVe siècle, trouvé in situ sur un sol d’un habitat à Ife. © Mission Archeologique d’Ife-Sungbo