TERRE SAUVAGE, SEPTEMBRE 2009

Elles sont aux climats tempérés ce que les forêts primaires sont aux régions tropicales : de véritables réservoirs de vie. Ces écosystèmes fragiles, menacés par une certaine agriculture, demeurent indissociables de la survie d’une centaine d’espèces d’oiseaux d’eau.

Lorsqu’on évoque le Mont-Saint-Michel, on pense immédiatement à l’un des sites touristiques les plus visités de France. En revanche, on sait moins que la vaste baie qui l’entoure constitue un espace naturel remarquable à plus d’un titre. Classée zone humide d’importance internationale par la Convention de Ramsar depuis 1994, la baie du Mont-Saint-Michel abrite des milieux naturels variés : vasières, prés salés, bancs coquilliers et marais périphériques fournissent le gîte et le couvert à plus de 130 espèces d’oiseaux tout au long de l’année. Située sur la voie de migration atlantique, cette zone de transition entre le milieu terrestre et le milieu aquatique accueille, chaque année, plus de 54 000 échassiers, ainsi que des milliers de canards et d’oies sauvages. Sur l’ensemble du territoire français, les zones humides littorales sont une étape obligatoire pour bon nombre d’oiseaux migrateurs d’Europe. « Sans cette halte nourricière, souvent située à mi-chemin de leur périple, certains oiseaux seraient incapables d’accomplir la totalité de leur cycle migratoire », assure Bernard Deceuninck, responsable de l’inventaire et du suivi des oiseaux d’eau au sein de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). Les côtes de la façade atlantique sont également des sites d’hivernage très appréciés par les canards et les limicoles scandinaves. À partir du mois de septembre, des dizaines de milliers de bernaches cravants quittent la toundra arctique pour rejoindre les vasières des côtes bretonnes. Elles y passeront tout l’hiver, regroupées en colonies comptant souvent plusieurs centaines d’individus. Plus au sud, sur la façade méditerranéenne, la Camargue et le chapelet d’étangs lagunaires du Languedoc-Roussillon servent de garde-manger à des dizaines d’espèces migratrices. Parmi elles, des oiseaux que l’on ne s’attend pas forcément à rencontrer dans ce genre d’écosystèmes. À leur retour d’Afrique, au début du mois d’avril, pies-grièches et huppes fasciées y trouvent pourtant abondance d’escargots, d’insectes et d’araignées que ne leur octroient plus, en quantité suffisante, les paysages de vigne et de monoculture de l’arrière- pays. Pour ces oiseaux de petite taille, qui dépensent une énergie considérable en traversant la mer Méditerranée, ces lagunes providentielles fournissent, au moment opportun, les calories qui leur permettront de regagner sans encombre leur lieu de nidification.

Une superficie divisée par deux, au profit de parcelles cultivées
Mais jusqu’à quand ? Ces zones humides sont, en effet, menacées, principalement par l’intensification de l’agriculture. Au cours des cinquante dernières années, on estime que la moitié d’entre elles ont été rayées de la carte, au profit de parcelles cultivées. Principale responsable : la politique agricole de l’Union européenne qui encouragea, pendant de nombreuses années, le drainage des prairies humides à grands renforts de subventions. « Grâce à ces aides financières, il fut longtemps plus intéressant pour un éleveur de bovins d’investir dans le drainage de ses prairies humides plutôt que de les laisser en friche ou en pâture, déplore Tobias Salathé, qui coordonne pour l’Europe la Convention sur les zones humides. Et même si Bruxelles ne cautionne plus le drainage des prairies inondées, les subventions que la Commission continue à accorder à la culture du maïs contribuent indirectement à détruire ce que la Convention de Ramsar s’efforce de préserver. » D’après une étude de l’ex-Institut français de l’environnement, menée entre 1990 et 2000, la superficie des milieux naturels dans les zones humides semblerait se stabiliser. Ce même rapport précise toutefois que, si les milieux salés et les vasières apparaissent en meilleur état, les roselières, les prairies et les landes humides continuent de régresser. Or, nombre d’oiseaux nichent dans ces habitats. C’est le cas du râle des genêts, dont la population française a diminué de 75 % en l’espace de trente ans, victime de la fauche précoce des prairies ensilées qui entraîne la destruction des pontes et des poussins. Quant à la bécassine des marais, qui affectionne particulièrement les prairies naturelles inondables, elle ne compterait plus que 100 couples nicheurs sur l’ensemble du pays. Dans les Landes, la guifette noire ne s’est jamais, quant à elle, accommodée au fait que ses sites de nidification soient envahis par des plantations de pins maritimes. Bien sûr, des mesures compensatoires sont parfois adoptées, afin de reconstituer les écosystèmes, en creusant de nouvelles mares, en plantant des roselières ou en installant des berges en pente douce, par exemple, mais on observe rarement le retour d’espèces très spécialisées, même plusieurs années après.

Préserver en priorité les zones humides naturelles existantes
Aux Pays-Bas et dans le sud de l’Angleterre, où 90 % des zones humides continentales sont d’anciennes carrières « renaturées », seuls les oiseaux les plus opportunistes comme les fuligules morillons ou les mouettes rieuses ont refait leur apparition. « La renaturation, qui consiste à réhabiliter un milieu plus ou moins artificialisé vers un état proche de son état naturel original, ne peut être qu’un pis-aller. Si, dans les années à venir, nous souhaitons que des oiseaux aussi rares que les barges à queue noire et les gorgebleues continuent de se reproduire dans notre pays, il faut préserver en priorité les zones humides naturelles existantes », affirme Jean-Philippe Siblet, ornithologue au Muséum national d’histoire naturelle. Mais pour cela, les seules mesures de type protectionniste ne suffiront pas. Il faut également que les fonctions écologiques des zones humides soient reconnues, ce qui implique d’avoir une vision beaucoup plus globale des politiques de gestion de ces milieux très complexes. Leur étude approfondie nous prouve, chaque jour davantage, leur utilité : les lagunes constituent une excellente protection contre le phénomène d’érosion littorale, par exemple, et les tourbières et prairies inondables jouent un rôle crucial dans le contrôle des crues. Mais que ces milieux, situés entre terres et eaux, viennent à régresser, et des désordres écologiques ou environnementaux majeurs apparaissent : augmentation de la fréquence et de l’importance de crues dévastatrices, dégradation de la qualité des eaux, diminution des ressources halieutiques marines ou d’eau douce. « Depuis une quinzaine d’années, les marais salés de la baie du Mont-Saint-Michel sont envahis par le chiendent maritime, une plante caractéristique des hauts marais, témoigne Jean-Claude Lefeuvre, l’un des spécialistes nationaux des écosystèmes aquatiques. Elle s’étend désormais jusqu’aux bas marais, en progressant au rythme de 3,9 hectares par an. Or cet envahissement remet en cause, à la fois, le fonctionnement des prairies naturelles et celui des zones pâturées, les oiseaux comme les moutons ne consommant pas cette plante. » Cette invasion par le chiendent reflète une véritable eutrophisation du milieu, c’est-à-dire une production excessive de plantes due à un apport exagéré de substances nutritives. Liée au développement de la monoculture du maïs et des élevages hors-sol, elle ne peut plus être contrôlée dans le seul cercle du Mont-Saint-Michel et de sa baie. Seule une réflexion globale sur la restauration des bassins versants dégradés, notamment par la disparition du bocage et des zones humides périphériques, semble pouvoir venir à bout du problème. Une démarche qui devra s’imposer à l’ensemble des zones humides, faute de quoi celles-ci se transformeront peu à peu en déserts écologique.

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